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festival de cannes 2022

  • CRITIQUE de LEILA ET SES FRÈRES de Saeed Roustaee - Prix de la Citoyenneté du Festival de Cannes 2022

     

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    Leila et ses frères de Saeed Roustaee était présenté en compétition dans le cadre du 75ème Festival de Cannes à l’occasion duquel il a remporté le Prix FIPRESCI (jury de la fédération internationale de la presse cinématographique) et le Prix de la Citoyenneté* (je vous explique ce en quoi consiste ce prix en bas de cette page) lequel avait d’ailleurs déjà récompensé un formidable film iranien l’année précédente : Un héros de Asghar Farhadi.  Leila et ses frères sortira en DVD et Blu-ray le 29 mars, sera disponible en VOD dès le 23 mars et en achat digital dès le 16 mars.

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    Ci-dessus et ci-dessous, photos prises lors de la remise du Prix de la Citoyenneté au Festival de Cannes 2022.

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    Par ailleurs, ce samedi 11 mars 2023, à 14h, le film Leila et ses frères sera projeté au Grand Orient de France, dans le cadre d’un Ciné-Débat sur le thème de la liberté, ouvert à tous (inscription préalable obligatoire, informations en bas de cet article), qui sera sans aucun doute passionnant, a fortiori au regard de la situation actuelle en Iran et de l’effroyable répression qui tente de museler les courageuses tentatives d’émancipation de la population iranienne au cri de "Femme. Vie. Liberté", depuis le 16 septembre 2022, date de la mort en détention de la jeune Jina Mahsa Amini, arrêtée à cause d'un voile « mal » porté selon les forces de l'ordre iraniennes. Autant de bonnes raisons de vous parler de ce film incontournable, d’une force sidérante.

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    La loi de Téhéran (2019), son deuxième long-métrage après Life and a day (2016), avait permis à Saeed Roustaee de signer une arrivée retentissante dans le paysage cinématographique. Ce thriller social palpitant sur le trafic de drogue était, déjà, avant tout un état des lieux et une critique de l’Iran et de la corruption qui gangrène le pays.

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    Au début de Leila et ses frères, la caméra se rapproche d’un vieil homme qui fume, seul, dans un décor spartiate, jusqu’à se rapprocher de son visage marqué par la fatigue, les ans, la pauvreté. Un brillant montage alterné nous présente aussi un de ses fils et sa fille. Le premier se retrouve en plein chaos, en raison de la fermeture de son usine provoquée par le détournement de fonds commis par le patron. La mise en scène est nerveuse, évoque déjà une forme de suffocation. Les plans de groupe sont magistraux, presque picturaux, avec ces hommes aux casques jaunes qui sont réprimés par ceux aux casques noirs de l’armée, en un ballet tragique. Au calme du père s’opposent donc ces images de confusion au milieu de laquelle s’immisce la caméra. Une porte se ferme devant le vieil homme de dos. Le nom du film s'inscrit. Le cadre est planté, celui de deux mondes, d’une société dichotomique, et d’un gouffre infranchissable. Celui de destins en souffrance.

    Leila (Taraneh Alidoosti) a dédié toute sa vie à ses parents et à ses quatre frères. Très touchée par une crise économique sans précédent, la famille croule en effet sous les dettes et se déchire au fur et à mesure de leurs désillusions personnelles. Après avoir perdu son emploi de l’usine en faillite, Alireza (Navid Mohammadzadeh) est contraint de retourner vivre dans l’appartement exigu de ses parents. Il retrouve là deux de ses frères, vivant péniblement de petits boulots. Leila est surtout au service de ses parents. Manouchechr (Payman Maadi) vit de combines et arnaques diverses. Farhad (Mohammad Ali Mohammadi) est au chômage. Parviz (Farhad Aslani), aussi, avec ses 5 enfants. Le patriarche opiomane (Saeed Poursamimi) ne prête aucun intérêt à la détresse de ses enfants et à leur envie de s’en sortir. Son rêve est en effet de devenir le « parrain » de la famille, titre honorifique traditionnel. Il compte bien parvenir à ses fins en offrant l’intégralité des pièces d’or qu’il possède au mariage du fils de l’un de ses cousins. Afin de sortir ses frères de cette situation, Leila élabore un plan : acheter une boutique pour lancer une affaire avec ses frères. Chacun y met toutes ses économies, mais il leur manque un dernier soutien financier. Peu à peu, les actions de chacun de ses membres entraînent la famille au bord de l’implosion, alors que la santé du patriarche se détériore.

    Comme dans La loi de Téhéran, au-delà de portraits (ciselés) des personnages, c’est celui de l’Iran qui apparaît en filigrane. Un pays sous embargo américain et soumis aux soubresauts de la situation politique américaine (un tweet de Trump peut faire ainsi exploser la situation économique), soumis à l’inflation galopante, à la corruption, à la crise économique, aux traditions, au conservatisme religieux, à l’oppression patriarcale. Une société en crise dans toutes ses strates, totalement sous emprise et étouffée socialement, économiquement et politiquement. La tragédie familiale est donc la métaphore de celle de tout un pays qui essaie de s’en sortir, écrasé par le poids des traditions et du pouvoir. Dans ce marasme apocalyptique, des personnages se débattent pour s’en sortir.

    Le père symbolise à la fois ce pouvoir inique, écrasant, ces traditions étouffantes qui méprisent les femmes au point que son visage s’illumine après avoir fait déshabiller son petit-fils nouveau-né pour s’assurer qu’il s’agit bien d’un garçon. Face à lui et aux autres hommes de la famille (et même face à sa mère), Leila est d’une force, d’un courage, d’une combativité qui forcent l’admiration, symbole de ce pays qui aujourd’hui essaie de combattre l’oppression, de se tenir fièrement debout. Elle essaie d’éduquer le regard de ses frères à sortir des schémas traditionnels et patriarcaux. A son pragmatisme, sa combativité et son progressisme s’opposent les traditions dans lesquelles ils sont ancrés. De nombreux plans la montrent au milieu de ses frères ou face à ses frères jusqu’à ce qu’elle sorte du cadre, se retrouve dans l’ombre et descende des escaliers qui semblent la mener en enfer.

    Le scénario est d’une richesse exemplaire, de même que les dialogues : « J'ai peur même des bonnes choses. Quand tout va bien je me dis que ça ne peut pas durer. Je déteste les gens faillibles et j'ai peur des gens infaillibles. Même le bonheur me fait peur. » « Quand on t'inculque des convictions à la place de la réflexion, ça donne ça. »  « Moi j'ai compris que grandir c'est au fur et à mesure renoncer à ses désirs. »

    Saeed Roustaee ne délaisse aucun de ses personnages, faisant peu à peu éclater leurs personnalités, leurs secrets et mensonges. L’un a par exemple divorcé deux mois avant sans le dire à personne…  Manouchehr monte des arnaques. Et finalement tout cela le mènera à une impasse telle que la seule solution sera la fuite. La respiration semble d’ailleurs être uniquement dans un ailleurs, hors du pays.

    De nombreuses scènes sont d'une force inouïe comme une scène lors de laquelle Leila s’oppose à ses frères ou encore à sa mère et son père, d’une violence telle qu’elle s’achève par une gifle. Mais c’est surtout dans les silences et les regards que résident la force et la singularité de ce film.

    La musique du compositeur américain d'origine iranienne Ramin Kousha se fait plus présente et poignante à la fin du film comme un écho au chaos et aux déchirements familiaux avec notamment une danse mémorable sur Sokoot de Mohsen Yeganeh et Tavalod de Moein et Hayedeh.

    Au-delà de son scénario et de l’interprétation magistrale des acteurs qui incarnent les membres de cette famille déchirée, la grande force du film est sa mise en scène qui épouse le sentiment de suffocation des personnages dans ce misérable appartement. Ou qui au contraire les surplombe tel un démiurge écrasant et menaçant comme dans la salle du mariage, cette scène de mariage au flamboiement éphémère qui contraste avec l'atmosphère grisâtre de ce qui précède et ce qui suit est sans aucun doute une des scènes les plus fortes du film, une séquence particulièrement marquante. Ou quand le patriarche se retrouve seul éclairé sur l’estrade face à une salle plongée dans l’ombre. Que dire encore de cette scène où en un regard d’une rare intensité entre Alireza et une jeune femme dans le reflet d’une vitre puis dans l’embrasure d’une porte, on comprend toute une vie de regrets et un amour perdu !
    La force des silences et des regards culmine lors du dénouement, dans les regards que s’échangent le frère et la sœur devant le père, ces trois personnages étant alors dans la même pièce ensemble mais séparés, au contraire du début où ils étaient séparés mais ensemble dans leur souffrance. Et ces yeux de Leila qui se ferment et qui en disent tant…

    Le cinéma iranien regorge de tant de chefs-d’œuvre, de Kiarostami à Panahi, et de films que je vous recommande sur la situation en Iran. Mais celui-ci possède une résonance d’autant plus forte avec les évènements récents. Voyez-le. Vous en ressortirez sous le choc. Celui que suscitent les grands films. Suffocant, marquant et bouleversant.

    Digressions sur le cinéma iranien...

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    J’aurais de nombreux autres films iraniens à vous recommander notamment Taxi Téhéran  de Jafar Panahi dont le titre résume le projet. Cela pourrait être aussi Cinéma Téhéran tant les deux mots, Cinéma et Taxi, sont presque ici synonymes. Une déclaration d’amour au cinéma. Comme cette rose sur le capot de la voiture pour « les gens de cinéma sur qui on peut toujours compter », sans doute les remerciements implicites du réalisateur, au-delà de la belle image qui clôt le film et nous reste en tête comme un message d'espoir. Un hymne à la liberté. Un plaidoyer pour la bienveillance. Un film politique. Un vrai-faux documentaire d’une intelligence rare. Un état des lieux de la société iranienne. Un défi technique d’une clairvoyance redoutable. Bref, un grand film.  Et cette rose, sur le capot, au premier plan, comme une déclaration d'optimisme et de résistance. Entre ces deux plans fixes du début et de la fin : la vie qui palpite malgré tout. La fin n’en est que plus abrupte et forte. Un film qui donne envie d’étreindre la liberté, de savourer la beauté et le pouvoir du cinéma qu'il exhale, exalte et encense. Un tableau burlesque, édifiant, humaniste, teinté malgré tout d’espoir. Un regard plein d’empathie et de bienveillance. Ma critique complète, ici.

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    Je vous recommande aussi des films moins connus comme Les chats persans de Bahman Ghobadi ou encore Téhéran de Nader T.Homayoun qui montre un peuple désenchanté qui, à l'image de la dernière scène,  suffoque et meurt, et ne parvient pour l'instant qu'à retarder de quelques jours cette inéluctable issue. Un premier film particulièrement réussi, autant un thriller qu'un documentaire sur une ville et un pays qui étouffent et souffrent. Un cri de révolte salutaire, une nouvelle fenêtre ouverte sur un pays oppressé.

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    Et sans rapport avec la situation en Iran mais parce que c’est un des films les plus poétiques qu'il m'ait été donné de voir,  24 frames, le dernier de Kiarostami, disparu en juillet 2016,  des courts-métrages réunis par le producteur Charles Gillibert.  Chacune de ces « frames » est mémorable. De ces deux chevaux dansant langoureusement sous la neige sur fond de musique italienne, à surtout, ce dernier cadre. Une fenêtre à nouveau s’ouvrant sur des arbres qui se plient. Devant un bureau avec un écran avec, au ralenti, un baiser hollywoodien. Et, devant l’écran, une personne endormie. La magie de l’instant lui est invisible. Comme un secret partagé,  pour nous seuls, spectateurs, éblouis, de cet ultime plan du film et de la carrière de cet immense cinéaste. Comme une dernière déclaration d’amour au cinéma. A la fin des 5 minutes de ce baiser au ralenti sur l’écran de l’ordinateur s’écrivent ces deux mots, “The End”, sur une musique qui célèbre l’amour éternel. Une délicate révérence. Deux mots plus que jamais chargés de sens. Un film et une carrière qui s’achèvent sur l’éternité du cinéma et de l’amour. Un pied de nez à la mort. Son dernier geste poétique, tout en élégance. Et finalement peut-être la plus belle des réponses à l'oppression et à la violence.
     
    *Présentation du Prix de la Citoyenneté du Festival de Cannes

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    Line Toubiana (retrouvez ici son interview en 2018 dans laquelle elle nous présente le Prix de la Citoyenneté), Françoise Camet, Guy Janvier, Jean-Marc Portolano ont créé en 2017 une association, Clap Citizen Cannes. Ces quatre fondateurs de l'association, tous critiques et cinéphiles passionnés, sont attachés aux valeurs d'humanisme, d'universalisme et de laïcité de la Citoyenneté.  Le président  de l'association est Laurent Cantet (palme d'or 2008 pour  son mémorable Entre les murs). Cette association a pour but de décerner le prix de la citoyenneté à un des films de la sélection officielle du Festival du Film International de Cannes. Le film primé incarne des valeurs humanistes, laïques et universalistes. Le président du jury de la première édition du Prix de la Citoyenneté était le cinéaste Abderrhamane Sissako. Le prix a obtenu le soutien et l’appui logistique de Pierre Lescure et Thierry Frémaux, respectivement Directeur général et Délégué général du Festival de Cannes pour décerner ce "Prix de la Citoyenneté". Encore un prix vous direz-vous certainement. Certes, mais celui-ci me semble tout particulièrement nécessaire "parce que le monde change et parce que notre société est de plus en plus ouverte sur le monde". Il  est ainsi  destiné à accompagner son évolution : "Quel meilleur vecteur que le cinéma et sa puissance créatrice pour évoquer, analyser et réfléchir à l'évolution des réalités humaines, sociales, politiques, territoriales ?" peut-on ainsi lire sur le site officiel du prix.

    Ce Prix s'inscrit dans 2 traditions :

    Celle de la citoyenneté telle qu’elle a été définie dans la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen de 1789 

    - Article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » 

    Celle de la résistance à l’oppression

     ...sous toutes ses formes que symbolise si bien Jean Zay, ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts qui a créé le premier Festival de Cannes en 1939, en opposition à la Mostra de Venise soutenue à l'époque par le pouvoir fasciste. 

    Cet prix met en avant des valeurs humanistes, des valeurs universalistes et des valeurs laïques. Ce nouveau « Prix » célèbre ainsi l'engagement d'un film, d'un réalisateur et d'un scénariste en faveur de ces valeurs.   "Le prix de la citoyenneté du Festival International du Film de Cannes doit permettre l'émergence de valeurs humanistes, universelles et laïques, fondatrices d'une communauté de destins". Je vous recommande ainsi les pages passionnantes du site officiel du prix de la citoyenneté qui définissent ces valeurs. Les films suivants ont reçu le Prix de la Citoyenneté : Capharnaüm de Nadine Labaki (2018), Les Misérables de Ladj Ly (2019) Un héros de Asghar Farhadi (2021), Leila et ses frères de Saeed Roustaee (2022). Pour en savoir plus sur le Prix de la Citoyenneté :  https://www.xn--prix-de-la-citoyennet-v5b.fr/.

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  • 75ème Festival de Cannes : conférence de presse du jury et palmarès

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    Après l’annonce du palmarès de ce 75ème Festival de Cannes (que je vous détaille plus bas et sur lequel je reviendrai, notamment sur les films qui y figurent dont je n’ai pas encore eu le temps de vous parler comme La Conspiration du Caire qui a reçu un prix du scénario, particulièrement mérité), j’ai eu le plaisir d’assister à la conférence de presse du jury longs métrages présidé par Vincent Lindon aux côtés duquel se trouvaient Deepika Padukone, Noomi Rapace, Joachim Trier, Ladj Ly, Jasmine Trinca, Rebecca Hall, Asghar Farhadi et Jeff Nichols.  

    Le président du jury a notamment déclaré que la délibération serait « un secret à vie. On s’y est engagé, c’est tellement beau d’avoir des secrets dans ce monde où tout le monde est au courant de tout, tout le temps. J’ai rarement vu autant de respect entre artistes, d’écoute et d’estime. Ce Jury m’a appris, sinon à voir un film, à réfléchir à un film, à le laisser mûrir. », « Parmi ces neuf personnes de cultures et de nationalités différentes, il y avait un point commun : un enchantement d’être là. Neuf personnes ravies de servir leur passion. On a joui d’un plaisir intense. J’ai l’impression qu’on va tous rentrer chez soi en se disant : « J’ai servi à quelque chose pour la culture et j’ai rendu des gens heureux. » Tandis que Asghar Farhadi a déclaré que « Ces journées et ces soirées passées ensemble ont été un merveilleux exercice de dialogue sur le cinéma. »

    Noomi Rapace est notamment revenue sur le film des frères Dardenne en déclarant : « Tori et Lokita m’a touché, c’est un film tendre et vibrant » mais aussi sur le film de Lukas Dhont :  « Close a été réalisé par un jeune, avec beaucoup de sagesse et de tendresse pour les êtres humains. »

    Retrouvez également, ici, mon article consacré au prix de la création sonore qui a été décerné à Corsage de Marie Kreutzer, une brillante allégorie de notre époque dans laquelle les apparences enserrent et emprisonnent  les femmes dans un corset plus insidieux que celui d’Elisabeth mais parfois non moins destructeur. Une œuvre à l’image de sa création sonore, innovante, à juste titre récompensée, et de sa musique : intense, vibrante, marquante, engagée, puissante.

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     Notez également que Leila et ses frères de Saeed Roustaee, jeune réalisateur iranien de 32 ans qui avait également réalisé La Loi de Téhéran, a reçu le Prix de la Citoyenneté. C'est ainsi la deuxième année consécutive que le Prix de la citoyenneté revient à un film iranien, après Un héros de Asghar Farhadi l'an passé. Je vous parlerai prochainement de ce nouveau film de Saeed Roustaee.

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    La palme d’or a été décerné à Triangle of sadness de Ruben Östlund, une farce cruelle et satirique, tantôt réjouissante, tantôt dérangeante (à dessein), sans la moindre illusion sur le monde.  Après la palme d'or reçue pour The Square en 2017, Ruben Östlund intègre ainsi le cercle très fermé des cinéastes ayant reçu deux fois la prestigieuse récompense (Ken Loach, Michael Haneke, les frères Dardenne, Francis Ford Coppola, Shōhei Imamura, Bille August, Emir Kusturica) avec ce film choc qui peut difficilement laisser indifférent. Là où un Chaplin aurait recouru au rire tendre et burlesque pour souligner les travers de son époque, pour croquer la sienne, Ruben Östlund  a choisi le sarcasme impitoyable, l’ironie mordante, la férocité et l’excès du trait, le cynisme indécent en écho à celui qu’il dénonce.

    Le prix d’interprétation masculine a été attribué à Song Kang Ho pour Les bonnes étoiles de Kore-Eda. Un film grave, tendre et mélancolique mais surtout profondément humaniste, empathique et émouvant.

    Close, le film de Lukas Dhont dont je vous avais dit à quel point il m’avait bouleversée a reçu le Grand Prix ex-aequo. Un film d’une maitrise (de jeu, d’écriture, de mise en scène) rare, empreint de poésie qui ne nuit pas au sentiment de véracité et de sincérité. Et puis il y a ce regard final qui ne nous lâche pas comme l’émotion poignante, la douce fragilité et la tendresse qui parcourent et illuminent ce film. Un regard final qui résonne comme un écho à un autre visage, disparu, dont le souvenir inonde tout le film de sa grâce innocente. Un des grands films de cette édition cannoise, étourdissant de sensibilité.

    Après deux Palmes d’or (pour Rosetta et pour L’Enfant), les Dardenne ont reçu le prix du 75ème pour Tori et Lokita, un film, une nouvelle fois, au cœur de la réalité sociale. Un film poignant et sobre qui évite toujours l'écueil du pathos, d'autant plus émouvant qu'il est filmé à hauteur d'enfants plongés trop tôt dans ce que le monde a de plus rude. Les Dardenne restent les meilleurs cinéastes de l’instant, à la fois de l’intime et de l’universel dans lequel tout peut basculer en une précieuse et douloureuse seconde : un thriller intime.

    La mise en scène ébouriffante et particulièrement brillante de Park Chan-wook pour Decision to leave a été également justement récompensée. Tout est signifiant jusque dans le décor de l’appartement avec ses motifs de papiers peints qui reprennent des idées de vagues et montagnes. Les transitions sont aussi particulièrement brillantes comme une goutte dans une tasse de thé à laquelle répond une goutte dans une sonde à l’hôpital. La mise en scène distend et distord le temps et l’espace.

    Je vous laisse découvrir le reste du palmarès ci-dessous.

    PALME D'OR

    TRIANGLE OF SADNESS

    (SANS FILTRE)

    Ruben ÖSTLUND

    GRAND PRIX (EX-AEQUO)

    CLOSE

    Lukas DHONT

    STARS AT NOON

    Claire DENIS

    PRIX DE LA MISE EN SCÈNE

    PARK CHAN-WOOK

    HEOJIL KYOLSHIM

    (DECISION TO LEAVE)

    PRIX DU SCÉNARIO

    TARIK SALEH

    WALAD MIN AL JANNA

    (LA CONSPIRATION DU CAIRE)

    Tarik SALEH

    PRIX DU JURY (EX-AEQUO)

    LE OTTO MONTAGNE

    (LES HUIT MONTAGNES)

    Felix VAN GROENINGEN,

    Charlotte VANDERMEERSCH

    PRIX DU JURY (EX-AEQUO)

    EO

    Jerzy SKOLIMOWSKI

    PRIX DU 75E

    TORI ET LOKITA

    Jean-Pierre DARDENNE,

    Luc DARDENNE

    PRIX D'INTERPRÉTATION FÉMININE

    ZAR AMIR EBRAHIMI

    HOLY SPIDER

    (LES NUITS DE MASHHAD)

    Ali ABBASI

    PRIX D'INTERPRÉTATION MASCULINE

    SONG KANG HO

    BROKER

    (LES BONNES ÉTOILES)

    KORE-EDA Hirokazu

    PALME D'OR D'HONNEUR

    FOREST WHITAKER

    TOM CRUISE

    PRIX C.S.T. DE L'ARTISTE-TECHNICIEN

    ANDREAS FRANCK , BENT HOLM , JACOB ILGNER , JONAS RUDELS

    TRIANGLE OF SADNESS

    (SANS FILTRE)

    Ruben ÖSTLUND

    PRIX DE LA JEUNE TECHNICIENNE DE CINÉMA, DÉCERNÉ PAR LA C.S.T.

    MARION BURGER

    UN PETIT FRÈRE

    Léonor SERRAILLE

    COURTS MÉTRAGES

    PALME D'OR DU COURT MÉTRAGE

    HAI BIAN SHENG QI YI ZUO XUAN YA

    Jianying CHEN

    MENTION SPÉCIALE - COURT MÉTRAGE

    LORI

    Abinash Bikram SHAH

    Catégories : CONFERENCES DE PRESSE, PALMARES Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Critique de CORSAGE de Marie Kreutzer - Prix de la meilleure création sonore du Festival de Cannes 2022

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    Dans le cadre de ce 75ème Festival de Cannes, ce 27 Mai à 11h, Corsage de Marie Kreutzer a reçu le prix de la meilleure création sonore. Ce prix est décerné parmi les films de la sélection Un Certain Regard. En 2017, en accord avec le Festival de Cannes, l’association La Semaine du Son a ainsi créé le Prix de la meilleure création sonore. L’association La Semaine du Son, fondé en 1998 par son président Christian Hugonnet, acousticien et expert près de la Cour d’appel de Paris, a « pour but d’amener chaque être humain à prendre conscience que le sonore est un élément d’équilibre personnel fondamental dans sa relation aux autres et au monde. »  Lancé avec le soutien de Costa-Gavras, ce prix récompense un réalisateur pour l’excellence sonore de son film « parce qu’elle sublime la perception artistique, sémantique et narrative du spectateur ». Le jury 2022 était présidé par le cinéaste Christophe Barratier, entouré de la comédienne Anne Parillaud, du compositeur Greco Casadesus, ainsi que de la cheffe opératrice Marie Massiani, et de Janine Langlois-Glandier et Christian Hugonnet, fondateurs du prix.

    Le jury, par la voix de son président, a ainsi explicité son prix décerné au film de Marie Kreutzer, attribué à l’unanimité : « En considération des vertus narratives, esthétiques, sémantiques de la dimension sonore d’une œuvre cinématographique, le jury de la Meilleure Création Sonore 2022, dans le cadre de la sélection Un Certain Regard, décerne son prix au film Corsage de Mary Kreutzer, distinguant ainsi une approche sonore d’un rare équilibre, restituant qualités des timbres de voix, atmosphères d’époques, degré des respirations et silences tout autant que les compositions musicales ».

    Noël 1877, Élisabeth d’Autriche (Sissi), fête son 40e anniversaire. Première dame d’Autriche, femme de l’Empereur François-Joseph Ier, elle n’a pas le droit de s’exprimer et doit rester à jamais la belle et jeune impératrice. Pour satisfaire ces attentes, elle se plie à un régime rigoureux de jeûne, d’exercices, de coiffure et de mesure quotidienne de sa taille. Etouffée par ces conventions, avide de savoir et de vie, Élisabeth se rebelle de plus en plus contre cette image.

    Corsage se focalise ainsi sur six mois de la vie d’Élisabeth d’Autriche, du Noël 1887, où on célèbre son 40ème anniversaire, dont elle semble absente déjà, à l’été suivant. 

    Cela commence d’emblée par un son, avant l’image. Celui du clapotis de l’eau. Sous le regard de deux dames de compagnie, Elisabeth apparaît alors, sous l’eau, dans sa baignoire, en apnée, s’entraînant à ne pas respirer. En apnée, elle le sera tout au long du film qui est avant tout cela : une quête de respiration dans un univers corseté. Oubliez les Sissi avec Romy Schneider, aussi charmants soient-ils, avec les décors kitschs et scénarii acidulés. Si dans les films de Ernst Marischka, Romy Schneider incarnait une Sissi douce et espiègle, 67 ans plus tard, Vicky Krieps interprète une Sissi tourmentée, révoltée, incandescente, obstinée qui veut à tout prix échapper à l’enfermement qu’elle subit et qui se rebelle contre le protocole. Quant aux décors, leurs murs sont souvent nus, délabrés, craquelés comme si ces intérieurs reflétaient l’intériorité des êtres. Les couleurs, souvent froides (magnifique photographie de Judith Kaufmann), reflètent aussi ces âmes glacées par les contraintes extérieures.

     « Ton rôle consiste à représenter. C’est pour cela que je t’ai choisie. C’est pour cela que tu es là » lui dit ainsi son empereur d’époux. « L’important est de laisser une belle image » dit également Elisabeth en passant devant un portrait de sa fille aînée décédée d’une maladie infantile.  « Je t’interdis de te noyer dans mon lac » lui déclare quant à lui son cousin. Voilà, tout est dit. Elisabeth doit constamment faire semblant, être en représentation, n’être qu’un corps qui laisse une belle image, tandis que les tourments de l’âme doivent être tus et étouffés.

    De nombreuses scènes la montrent se faisant habiller, le corset toujours plus serré, entravant sa respiration. On lui rappelle sans cesse son âge, et qu’elle n’est plus celle qu’elle était, dont la beauté fascinait tant. Elle impose des souffrances à ce corps qu’il faut maitriser, notamment par des régimes drastiques, ou par cette pesante coiffure. Elle aime particulièrement aller voir les fous dans les asiles, ceux qui sont enfermés, qui crient leur douleur qu’on veut claquemurer, ceux en lesquels elle se reconnaît. La folie semble aussi être là, toute proche, comme une forme paradoxale d’échappatoire. Alors, elle tape du point sur la table, fume, fait un doigt d’honneur, tire la langue, se coupe les cheveux, essaie à tout prix, même celui de la raison, de s’émanciper jusqu'à ce plan final, parfait contrepoint du début. Elle a besoin qu’on cesse de la regarder comme une image mais qu’on la voit telle qu’elle est. « J’aime te regarder me regarder» dit-elle ainsi.

    En contraste, les scènes où elle se sent enfin libre n’en sont que plus belles et poignantes. Lorsqu’elle s'évade sur son cheval au galop. Lorsqu’elle se baigne dans un lac au cœur de la nuit noire. Le corps échappe alors aux contraintes et aux regards.  La musique et la voix de Camille accompagnent ces moments d’évasion et insufflent une puissance émotionnelle supplémentaire à ces scènes. Ces envolées lyriques sonores font alors écho à celles de l’impératrice. Elles ressemblent tantôt à un cri de douleur, tantôt à un cri de liberté et marquent profondément le film de leur empreinte.

    Elisabeth a besoin de sortir du carcan dans lequel on veut la cadenasser, comme de réveiller sa fille en pleine nuit pour faire du cheval, pour agir et décider de ses mouvements. C’est d’ailleurs pour cela que l’image animée la réjouit autant et qu’elle accepte d’être filmée par un inventeur incarné par Finnegan Oldfield. Dans ces séquences muettes, elle est libre de crier, bouger, d’être. Le cinéma : espace de liberté, comme l’est ce film qui se départit des convenances.

    Vicky Krieps, productrice exécutive, est exceptionnelle et on comprend qu’elle ait à tout prix voulu être cette Sissi frondeuse. Elle est à la fois sombre et excentrique, enfermée et avide de liberté.  Elle a obtenu le prix de la meilleure performance de la sélection Un Certain Regard, pour un rôle très différent de celui qu'elle incarne dans Plus que jamais de Emily Atef qu’elle présentait également à Cannes cette année.

    Corsage n’est donc pas véritablement un biopic mais une réflexion et métaphore astucieuse des règles auxquelles doivent se plier les femmes, d’où l’intemporalité de ce film qui justifie les judicieux anachronismes. C’est le portrait d’une révoltée.  La forme épouse ainsi brillamment le fond. Marie Kreutzer (également scénariste de son film), elle aussi s’échappe : des contraintes formelles et des règles, et même de la vérité. Elle apporte de la modernité dans cette œuvre à l’image de l’impératrice qu’elle dépeint : irrévérencieuse.

    Il y eut le Marie-Antoinette de Sofia Coppola qui se jouait aussi des codes et des conventions, sans s'émanciper du glamour, indissociable du film d'époque en costumes, alors que Marie Kreutzer envoie tout valser pour aboutir à cette brillante allégorie de notre époque dans laquelle les apparences enserrent et emprisonnent  les femmes dans un corset plus insidieux que celui d’Elisabeth mais parfois non moins destructeur. Une œuvre  à l’image de sa création sonore, innovante, à juste titre récompensée, et de sa musique : intense, vibrante, marquante, engagée, puissante.

    Catégories : PRIX DE LA MEILLEURE CREATION SONORE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Critique de CLOSE de Lukas Dhont - Compétition officielle

    cinéma, compétition officielle, Festival de Cannes, Festival de Cannes 2022,

    Close aura sans nul doute sa place au palmarès. Il s’agit là du second long-métrage de Lukas Dhont, après Girl qui fut couronné de nombreux prix dont la Caméra d’or du Festival de Cannes 2018 mais aussi le prix d'interprétation Un Certain Regard pour son jeune interprète, Victor Polster.

    Léo, le blond, (Eden Dambrine) et Rémi, le brun, (Gustav de Waele), 13 ans, sont amis depuis toujours. Jusqu'à ce qu'un événement impensable les sépare. 

    Cela commence par des jeux d’enfants, jouer à être des chevaliers, à être quelqu’un d’autre. De ce duo rempli de charme émane un mélange de fougue et de naïveté. Cette enfance dont ils ont encore les jeux, ils sont sur le point de la quitter. Ce quelqu’un d’autre qu’ils jouent à être, ils le sont un peu aussi, à cet âge où les repères se brouillent, où les sentiments deviennent confus, où la société, les autres, exigent de se/vous ranger dans des cases. Ce n’est pas encore la rentrée des classes. C’est la fin de l’été avec les derniers sursauts de ses couleurs éclatantes, les plus beaux, un peu nostalgiques déjà.

     L’insouciance et la joie de vivre règnent dans la vie des deux jeunes garçons. Une amitié forte, fraternelle, fusionnelle, tendre et apparemment indéfectible, les lie. Leur amitié a pour cadre la campagne belge, les champs de fleurs des parents de Léo, un décor joyeux et coloré à perte de vue dans lequel ils courent à perdre haleine, et deux familles aimantes qui les accueillent comme s’ils étaient frères. Ils dorment l’un chez l’autre, l’un avec l’autre. La nuit, Léo invente des histoires extraordinaires et les raconte à Rémi, blotti contre lui. Léo dessine Rémi aussi. La beauté innocente et flagrante de leur amitié ensoleille tout le début du film.

    Leurs parents s’occupent d’eux et les reçoivent comme s’ils étaient frères.  Et lorsque la maman de Rémi, Sophie, est, couchée dans l’herbe, posée sur le ventre de son fils, Léo contre eux, leur complicité est rayonnante et harmonieuse comme la campagne qui les environne. C’est le règne de la joie et de l’innocence.

    Et puis arrive la rentrée des classes. Avec le regard des autres, inquisiteur, malveillant, insistant, étouffant. Cette cruelle intransigeance adolescente qui ravage les âmes sensibles. Une question « Vous êtes ensemble ? ». Et c’est tout leur univers qui s’écroule. La note dissonante. La fin de l’harmonie. Les regards qui pèsent sur eux mettent Léo mal à l’aise, le poussent à se questionner sur ce qui était naturel auparavant, et à s’éloigner de Rémi. Il commence à se détacher de son ami, à jouer au football avec ses camarades de classe, à s’inscrire dans un club de hockey sur glace, à s’investir ainsi dans des activités qui sont des symboles supposés de virilité. Rémi souffre de cet éloignement. Le cœur est brisé, le sien et celui du spectateur d’assister, impuissant, à sa détresse insondable. Le dialogue a laissé place aux non-dits, à l’agressivité. Jusqu’au point de non-retour.

    Léo comprendra alors trop tard, sera envahi par la culpabilité, devra quitter les derniers habits de l’enfance, et plonger subitement dans l’âge adulte. Le père de Rémi s’effondre à table. Les mères se murent dans la dignité et dans le silence. Sublimes Léa Drucker et Émilie Dequenne, dont le talent éclate encore plus face à la candeur et la vérité du jeu des deux magnifiques acteurs en devenir que sont Eden Dambrine et Gustav de Waele. Deux révélations dont on entendra forcément parler à nouveau tant ils crèvent l’écran…et nos cœurs.

    Avec quelle délicatesse, Lukas Dhont filme (chorégraphie même) l’affection des deux garçons, leur proximité, leur joie, leurs jeux, leurs corps et leurs mouvements, comme une danse joyeuse et échevelée, avec une vitalité truffaldienne !

    Le travail sur la photographie et les couleurs est aussi remarquable, comme dans Girl qui était auréolé de cette douce et délicate lumière. L’équipe technique et artistique du film est ainsi la même que celle de Girl, notamment le directeur de la photographie Frank van den Eeden. Les couleurs changeantes au gré des saisons font écho aux émotions versatiles des deux garçons. Le changement de saison et les nuances de l’automne créent ainsi une rupture avec les teintes solaires de l’été. Une rupture aussi dans l’époque de la vie de Rémi et Léo. Puis, c’est l’hiver. Jusqu’à ce que les couleurs et les fleurs reviennent, et avec elles, un espoir et la vie…

    Le scénario coécrit par Lukas Dhont avec Angelo Tijssens est d’une justesse, d’une subtilité et d’une sensibilité rares, ne tombant jamais dans le pathos, jamais dans l’explication, jamais dans les clichés.  Mais nous serrant le cœur. Il dissèque la violence parfois tueuse du regard des autres, et la douleur ineffable de la perte (d’un être, de l’innocence), et ce poids constant que doit affronter Léo. Selon Sénèque, "Les peines légères s'expriment aisément; les grandes douleurs sont muettes." Celle de la mère de Rémi est tout en retenue. Sage-femme de métier. On imagine la force et la douleur de cette femme exacerbée par la confrontation permanente avec des nouveau-nés.

    Les violons de la BO de Valentin Hadjadj auraient pu être redondants. Il n’en est rien. Ils accompagnent et contrebalancent la retenue des personnages.

    Le titre est aussi parfaitement choisi. Il évoque la proximité amicale mais aussi corporelle des deux amis, mais aussi celle de la caméra qui semble les enlacer et embrasser leurs émotions. Et aussi ensuite les enfermer dans la douleur. Du rejet pour Rémi. Et de la culpabilité pour Léo. Comme cette grille du casque de hockey qui enferme son visage. Il porte un masque au sens propre comme au sens figuré. Comme encore dans cette scène, terrible, lors de laquelle la mère de Léo vient le chercher dans le bus, qui fait écho à cette autre scène tout en tension, de Léo avec la mère de Rémi. Dans les deux cas, les mots sont impossibles à trouver, et tout est dit dans le jeu des acteurs, dans les silences gênés, dans la maladresse des gestes.

    Malgré la tragédie évoquée, le film de Lukas Dhont, d’une maitrise (de jeu, d’écriture, de mise en scène) rare, est empreint de poésie qui ne nuit pas au sentiment de véracité et  de sincérité. Et puis il y a ce regard final qui ne nous lâche pas comme l’émotion poignante, la douce fragilité et la tendresse qui parcourent et illuminent ce film. Un regard final qui résonne comme un écho à un autre visage, disparu, dont le souvenir inonde tout le film de sa grâce innocente.

    Un des grands films de cette édition cannoise, étourdissant de sensibilité, bouleversant, à voir absolument !

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Critique de AS BESTAS de Rodrigo Sorogoyen - Cannes Première

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    Madre (le dernier film de Sorogoyen, sorti en 2019) débutait ainsi…Le téléphone sonne. Le fils d’Elena, 6 ans, paniqué, perdu, seul sur une plage des Landes, appelle sa mère à des kilomètres de là et dit ne plus trouver son père. C’est par ce plan-séquence brillantissime, haletant, qui nous met dans la peau d’Elena, saisie par cette angoisse absolue, que commence en effet ce film captivant, suffocant, déroutant, comme il le sera jusqu’à la dernière seconde. Constamment, il brouille les pistes, les genres même, comme le deuil lui-même abolit toute notion de réalité, aux frontières de la morale et de la folie : savant écho entre le fond et la forme dans ce thriller sur la confusion des sentiments autant que sur l’absence inacceptable. Ajoutez à cela un sens rare du cadre et du hors champ, une interprétation magistrale et vous obtiendrez un film d’une singularité rare, et palpitant.

    Si je vous parle de ce précédent film, c’est parce que As bestas ne manque pas de points communs avec celui-ci, à commencer par une maîtrise magistrale de chaque plan. Mais aussi sa scène d’introduction d’une puissance rare.  Elle montre des « aloitadores » qui luttent, et parviennent finalement à immobiliser un cheval. Une chorégraphie à la fois fascinante et violente. Un affrontement jusqu’à la capitulation finale d’un des deux « duellistes ». Une métaphore qui nous laisse deviner que la bataille qui s’annonce sera rude et impitoyable. Une allégorie qui place d’emblée le film sous le sceau de la tension et de l’étouffement…qui ne se relâchera qu’à la fin.

    Antoine (Denis Ménochet) et Olga (Marina Foïs), un couple de Français, sont installés depuis longtemps dans un petit village de Galice. Ils possèdent une ferme et restaurent des maisons abandonnées pour faciliter le repeuplement. Tout devrait être idyllique mais un grave conflit avec leurs voisins lié à leur opposition à un projet d’éoliennes fait monter la tension jusqu’à l’irréparable…  

    Ce serait réducteur de qualifier ce film uniquement de thriller, aussi palpitant soit-il. Drame personnel, social, il est à la frontière des genres, reprend et détourne même les codes du western. Sorogoyen a le don d’instiller de la tension dans des scènes a priori anodines (comme ces scènes de saloon dans les westerns dans lesquelles la tension est palpable, l’apparente tranquillité n’étant qu’un leurre et pouvant dégénérer en duel meurtrier), avec notamment deux plans-séquences magistraux. Les frères Anta rappellent bien des personnages de westerns aux visages patibulaires, nés sur leurs terres, ancrés dans leurs certitudes et leurs haines tenaces.

    Dans ce film en deux parties (comme Madre, là encore) la suffocation est progressive, jusqu’à l’étouffement. Ce film est d’ailleurs dichotomique à bien des égards. Il met ainsi face à face les citadins idéalistes face aux campagnards aux rudes conditions de vie dont le seul rêve est de partir vivre en ville, sans que cela soit pour autant manichéen. Deux mondes qui ne se comprennent pas, en partie en raison des préjugés des derniers. La rancœur devient bientôt irrationnelle. C’est celle d’un monde où l’on ne s’entend plus, où l’on ne cherche plus à se comprendre. Les deux frères sont en colère contre le reste du monde. Contre ces étrangers qui, pour eux, l’incarnent. La rancœur devient alors une haine sans limites, sans lois, sans morale et finalement sans raison.

    Le village en déclin et la campagne de Galice, sauvage, grisâtre et monotone, constituent un personnage à part entière, à la fois fascinant et inquiétant, hostile et admirable.  Ajoutez à cela un scénario impeccable ( de Isabel Peña et Rodrigo Sorogoyen), une interprétation de Marina Foïs et Denis Ménochet d’une justesse qui ne flanche jamais, et qui contribue beaucoup au parfait équilibre de l'ensemble, et vous obtiendrez un film âpre mais remarquable. A voir absolument au cinéma, dès le 20 juillet.

    Catégories : CANNES PREMIERE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Critique de ELVIS de Baz Luhrmann - Sélection officielle hors compétition

    cinéma, critique, film, Festival, Festival de Cannes, Festival de Cannes 2022

    Chaque année, au fur et à mesure que les jours avancent et que la clôture du Festival de Cannes se rapproche, la barrière entre la fiction et la réalité s’amenuise, transformant chaque journée et chaque seconde en une troublante, délicieuse, enivrante et perturbante confusion… Pour la 66ème édition du festival, cela avait débuté dès l’ouverture avec la projection d’un autre film de Baz Luhrmann, Gatsby le magnifique, adaptation de l’intemporel roman de Francis Scott Fitzgerald,  miroir de Cannes, de la mélancolie et de la solitude derrière le faste, la fête, les éblouissements. Un tourbillon mélancolique et festif. Et pour la deuxième fois seulement dans l’histoire du Festival un film était projeté en 3F, après « Up » (« Là-Haut ») de Pete Docter, en 2009. Un film, comme celui de Clayton, empreint de la fugace beauté de l’éphémère et de la nostalgie désenchantée que représente le fascinant et romanesque Gatsby auxquelles Baz Luhrmann ajoutait une mélancolique flamboyance, sans dénaturer l’essence du roman, en choisissant justement de modérer ses envolées musicales. Un hommage magnifique à ce roman bouleversant sur l’amour absolu, la solitude et les illusions perdues derrière le faste et la multitude. Une sublime mise en abyme pour une ouverture et un film d’ouverture mêlant flamboyance, grand spectacle, mélancolie… à l’image de Cannes.

    Nous pourrions en dire de même d’Elvis (Austin Butler), qui raconte la vie et l'œuvre musicale du King à travers le prisme de ses rapports complexes avec son mystérieux manager, le colonel Tom Parker (Tom Hanks). Le film explore leurs relations sur une vingtaine d'années, de l'ascension du chanteur à son statut de star inégalé, sur fond de bouleversements culturels et de la découverte par l'Amérique de la fin de l'innocence.

    Elvis Presley et Baz Luhrmann. L’extravagance et la flamboyance (à nouveau) de l’un sont en parfaite adéquation avec celles de l’autre.  Tout comme c’était le cas avec Gatsby qui, comme Elvis, dissimulait une profonde mélancolie derrière l’exubérance de son mode de vie. Le grand spectacle est à nouveau au rendez-vous dans ce biopic passionnant de la première à la dernière seconde.

    Austin Butler incarne à la perfection un Elvis charismatique et blessé de ses débuts dans le Tennessee à sa mort. Il est sans nul doute une des révélations de ce festival.

    Ce biopic n’est pas seulement le portrait d’un homme mais aussi celui d’une époque, celle de l’Amérique puritaine, ségrégationniste, inique et à travers son destin ce sont trente années de l’histoire des mœurs américaines qui sont aussi retracées.

    Le montage est particulièrement rythmé, nerveux et brillant. Les costumes et les décors sont également remarquables dans ce qui n’est pas une reconstitution minutieuse mais un véritable point de vue sur l’artiste qui demeure l’artiste à avoir vendu le plus de disques dans le monde. Baz Luhrmann mêle en effet des images d’archives, des scènes de concerts reconstituées, utilise beaucoup le split screen…et les références à la bande dessinée qu’aimait tant Elvis. Le destin d’Elvis est vu à travers les yeux du Colonel Parker qui le manipula toute sa vie…et manipule sans doute un peu notre regard, le faisant tomber dans un véritable piège (comme un écho à l’une de ses chansons) qui « l’enferma » pendant des années à Las Vegas.

    Ce premier biopic réalisé par Baz Luhrmann est un voyage étourdissant, captivant, spectaculaire, frénétique, débordant d’énergie, enfièvre de musique comme l’était celui dont il relate la tragique et passionnante destinée mais aussi teinté de mélancolie. Je vous en parlerai plus longuement ultérieurement. En attendant, je vous recommande d’ores et déjà vivement ce film dont vous ressortiez avec une image plus précise et nuancée d’Elvis et en fredonnant ses musiques entêtantes. Il sera en salles le 22 juin.

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  • Critique de TORI ET LOKITA de LUC DARDENNE et JEAN-PIERRE DARDENNE - Compétition officielle

    cinéma, Festival de Cannes, Festival de Cannes 2022, compétition officielle, Tori et Lokita

    « Notre plus cher désir est qu’à la fin du film le spectateur et la spectatrice qui auront ressenti une profonde empathie pour ces deux jeunes exilés et leur indéfectible amitié, éprouvent aussi un sentiment de révolte contre l’injustice qui règne dans nos sociétés » ont ainsi déclaré Luc et Jean-Pierre Dardenne à propos de ce film. L’empathie ressentie par le spectateur pour leurs personnages est en effet un des points communs de leurs films, dont nombreux sont ceux qui furent projetés et récompensés à Cannes : Grand prix ex-aequo pour Le gamin au vélo en 2011, Prix du scénario pour Le silence de Lorna en 2008, palme d’or pour L’enfant en 2005, palme d’or remise à l’unanimité pour Rosetta en 1999.

    Ce nouveau film nous emmène en Belgique à la rencontre de Tori (Pablo Schils) et Lokita (Mbundu Joely), un jeune garçon et une adolescente venus seuls d’Afrique qui opposent leur invincible amitié aux difficiles conditions de leur exil.

    Les deux jeunes adolescents interprètent ici leurs premiers rôles au cinéma. Les frères Dardenne avaient déjà fait appel à des acteurs non professionnels pour Le Gamin au vélo et pour Le jeune Ahmed. Jérémie Rénier était débutant quand il joua dans La Promesse et Emilie Dequenne également dans Rosetta.

    Et à combien d’autres acteurs ont-ils permis de donner le meilleur d’eux-mêmes comme Marion Cotillard qui, dans Deux jours, une nuit, crève littéralement l'écran dans ce sublime portrait de femme fragile et téméraire ? Physiquement transformée mais aussi admirablement dirigée, elle est pour beaucoup dans l'empreinte que nous laisse ce film grave et lumineux, ancré dans notre époque et intemporel.

    Dans chacun de leurs films, les Dardenne obtiennent le meilleur de leurs acteurs et celui-ci ne déroge pas à la règle. Encore une fois, ils s’imposent comme des directeurs d’acteurs exceptionnels et, forts de leur expérience du documentaire, recréent une réalité si forte et crédible avec des êtres blessés par la vie dont les souffrances se heurtent, se rencontrent, s’aimantent.

    Leur cinéma est réaliste, humaniste, social sans être revendicatif mais au contraire nous plongeant dans l’intimité des personnages.  A propos du Silence de Lorna (dans lequel il était déjà question d'exil), je vous disais qu’il est plus parlant que n’importe quel discours politique. Il en va de même pour ce nouveau long-métrage.  Il dépeint magnifiquement une douloureuse histoire fraternelle entre des êtres que le destin va bousculer.

    Au cœur d’une tragique actualité, ce film âpre des Dardenne ne peut laisser insensible grâce à l’acuité de leur regard, leur « empathie », mais aussi l’interprétation bouleversante de leurs deux jeunes comédiens confrontés aux impitoyables réseaux des passeurs, mettant des visages (bouleversants) sur une réalité que l’on réduit bien trop souvent à des chiffres. Ce film se suit comme un thriller mais c’est avant tout un plaidoyer vibrant contre l’injustice et pour ces enfants livrés à eux-mêmes et confrontés à d’effroyables obstacles. A ceux-ci s’oppose la force saisissante de l’amitié des deux jeunes adolescents.  Un lien dont on ne connaîtra jamais vraiment l’origine. Ce film oscille constamment entre la violence et la tendresse qui les lie.

    Après deux Palmes d’or (pour Rosetta et pour L’Enfant), les Dardenne pourraient décrocher une troisième la récompense suprême avec ce film, une nouvelle fois, au cœur de la réalité sociale. Un film poignant et sobre qui évite toujours l'écueil du pathos, d'autant plus émouvant qu'il est filmé à hauteur d'enfants plongés trop tôt dans ce que le monde a de plus rude. Les Dardenne restent les meilleurs cinéastes de l’instant, à la fois de l’intime et de l’universel dans lequel tout peut basculer en une précieuse et douloureuse seconde : un thriller intime.

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Critique de DECISION TO LEAVE de Park Chan-wook - Compétition officielle

    cinéma, critique, film, Festival de Cannes 2022, Decision to leave

    Disons-le d’emblée : il semble difficilement pensable que le jury de cette 75ème édition n’attribue pas de prix à ce film remarquable et marquant, qu’il s’agisse de celui du scénario (coécrit par le cinéaste Jung Seo-kyoung.) ou de la mise en scène.

    Hae-Joon, détective chevronné, enquête sur la mort suspecte d’un homme survenue au sommet d’une montagne. Bientôt, il commence à soupçonner Sore, la femme du défunt, tout en étant déstabilisé par son attirance pour elle.

    Ce onzième long-métrage de Park Chan-wook (qui n’avait pas réalisé de long-métrage depuis 6 ans) est un peu la quintessence de son cinéma, avec certes moins de violence que dans ses précédents films mais plus que jamais ce sens aiguisé de la mise en scène.

     Evidemment, on pense à Vertigo d’Hitchcock (1958 – Sueurs froides) à la lecture de ce pitch faisant écho à celui du film en question du maître du suspense dans lequel un enquêteur tombe amoureux de la femme qu’il doit surveiller. Les personnages, dans une sorte de mise en abyme du cinéma, jouent constamment un rôle, si bien que la frontière entre vérité et mensonge est très floue. C’est aussi le cas ici, dans ce film noir dans lequel le polar est avant tout un prétexte à une poignante histoire d’amour qui commence en haut d’une montagne et s’achève sous la mer. Entre les deux, se déroule pour le spectateur un voyage sinueux, à la fois captivant et opaque.

    La mise en scène d’une élégance rare interroge le réel et la vérité. Elle joue constamment avec les focales, le flou, les amorces, le premier et le second plan...et se joue de nous aussi, y compris avec le titre, également à double sens (qui s'avère bouleversant au dénouement). Le suspense plus que celui du polar est celui du désir, latent, constant. Ce n’est pas un film facile mais si on accepte de se laisser emporter dans ce jeu de dupes, on ressort bouleversé de ce labyrinthe émotionnel habile et malin qui évoque bien davantage la langueur d’In the Mood for Love de Wong Kar-wai que des films précédents de Park Chan-wook comme Old boy.

    Ce mélange de thriller et de mélodrame est évidemment très hitchcockien. Le cinéaste dissèque la complexité des sentiments, l’homme pudique face à la femme manipulatrice dont il va tomber amoureux. Le titre est comme le film : double. Il résulte ainsi d’une chanson populaire coréenne, La brume, une histoire d’amour mélodramatique, mais aussi une série de romans policiers suédois, série de Martin Beck traduite récemment en coréen.

    La mise en scène particulièrement brillante nous montre notamment comme Hae-Joon observe Sore de l’extérieur et par esprit se projette chez elle en des projections fantasmagoriques dont il nous appartient de déterminer s’il s’agit de la vérité. Tout est signifiant jusque dans le décor de l’appartement avec ses motifs de papiers peints qui reprennent des idées de vagues et montagnes. Les transitions sont aussi particulièrement brillantes comme une goutte dans une tasse de thé à laquelle répond une goutte dans une sonde à l’hôpital. La mise en scène distend et distord le temps et l’espace. Même quand ils sont ensemble, elle les sépare car ils ne s’aiment pas en même temps. 

    Ce film poignant nous laisse avec une impression entêtante et un mot, comme une litanie : brisé. A voir absolument ! 

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  • Critique de DON JUAN de Serge Bozon - Cannes Première

    cinéma, critique, film, Festival de Cannes, Festival de Cannes 2022, compétition officielle

    Comme ce film a été injustement méprisé par une partie de la critique suite à sa projection hier dans le cadre de Cannes Première, avant de vous en parler plus longuement, je voulais vous convaincre dès à présent de découvrir ce sixième long métrage de Serge Bozon, qui sort en salles ce 23 mai.

    En 2022, Don Juan renommé Laurent (Tahar Rahim) n’est plus l’homme qui séduit toutes les femmes, mais un homme obsédé par une seule femme, Julie (Virginie Efira) : celle qui l’a abandonné…

    Un homme se prépare face à un miroir. Ses gestes orchestrent la musique. Don Juan aime mener la danse, semble-t-on nous dire. Puis Don Juan entre en scène, en l’occurrence dans la salle de la mairie où il doit se marier. Sa future femme n’est pas encore arrivée, tarde à venir. Et il l’attend, l’attend, l’attend…Pour soulager cette interminable attente, il invite les invités à écouter un air de musique qu’elle aime pour « la connaître un peu par la musique. » Il continuera à attendre. En vain. Sa future femme ne viendra pas. Il regarde par la fenêtre. Son regarde s’attarde sur une femme qui passe sous celle-ci. Pendant ce temps, Julie entre dans un café et au « Qu’est-ce que je vous sers ? » par lequel on l’interroge, elle répond « Servez-moi de la musique. »

    Tout est là, dans ces premières minutes, le ton décalé, poétique, romantique, mélancolique. Serge Bozon dit avoir voulu abandonner le registre des films de genre pour signer un film d’amour et il y est parvenu. Laurent/Don Juan ne verra alors plus que Julie dans toutes les femmes qu’il rencontrera (incroyable Virginie Efira qui incarne avec brio toutes ces femmes différentes, ce fut probablement aussi jubilatoire à l'actrice de les incarner toutes que cela l'est pour le spectateur à regarder toutes ces incarnations). Ce Don Juan est obsédé par une seule femme. Il croit la reconnaître dans toutes les femmes qu’il aborde, et qui d’ailleurs le rejettent (ce rejet atteint son paroxysme lors d’une fête de mariage à l’occasion d’une danse nocturne presque macabre, fascinante). Plus défait que victorieux, plus sincère que cynique, ce Don Juan contemporain arrive après l’ère #Metoo. C’est donc une version féministe que nous propose ici Serge Bozon, avec ce scénario coécrit avec Axelle Roppert. C’est par la chanson que Don Juan exprime sa douleur par la voix mélodieuse de Tahar Rahim.

    Un troisième protagoniste va jouer un rôle essentiel, sous les traits d’Alain Chamfort dans le rôle du Commandeur, altier et inquiétant, éprouvé par un chagrin incommensurable, la perte de sa fille.

    Avec cette revisite du mythe de Don Juan, sous forme de comédie musicale féministe, Serge Bozon nous livre un film particulièrement élégant, une relecture de Molière moderne et sensible qui inverse la situation : c’est elle qui l’a abandonné, lui qui ne peut pas l’oublier. L’autre bonne idée est que Tahar Rahim interprète ici un comédien qui joue le rôle de Don Juan permettant d’initier un jeu de miroirs entre le rôle que son personnage joue sur scène et celui qu'il incarne dans la vie. La mise en abyme apporte à la fois recul et profondeur à ce film qui mêle brillamment les genres : un film harmonieusement mélancolique qui nous emporte dans sa danse, envoûtante et douloureuse.

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  • Critique de REVOIR PARIS de Alice Winocour - Quinzaine des Réalisateurs 2022

    cinéma, Cannes, Festival de Cannes, Festival de Cannes 2022

    C’est dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs qu’a été projeté ce cinquième long-métrage d’Alice Winocour (également scénariste, de talent, notamment de Ordinary people et Mignonnes). En 2016, elle avait également fait partie du jury de la Semaine de la Critique.

    A Paris, Mia (Virginie Efira) est prise dans un attentat dans une brasserie. Trois mois plus tard, alors qu’elle n’a toujours pas réussi à reprendre le cours de sa vie et qu’elle ne se rappelle l’évènement que par bribes, Mia décide d’enquêter dans sa mémoire pour retrouver le chemin d’un bonheur possible.

    Cela commence par une fenêtre ouverte sur le monde (comme aurait dit Bazin) ou plutôt en l’occurrence une fenêtre ouverte sur les toits de Paris. Une femme arrose ses plantes, casse un verre. Elle répond à peine au « ça va » de son compagnon, semble mélancolique. Elle sursaute quand un jeune homme se jette sur une vitre du café dans lequel elle se trouve, comme si cela préfigurait le drame à venir. Il surviendra quelques minutes plus tard, terrassant, filmé à hauteur de victimes, sans jamais montrer les visages des assaillants. Tout juste nous dira-t-on qu’un des tueurs avait « une gueule d’ange ». Les bruits de mitraillettes sont terribles et assourdissants.

    Nous retrouvons ensuite Mia. « La vie a repris ». Un gâteau d’anniversaire lui en rappelle un autre, celui qu’on avait apporté à un homme à la table en face de la sienne, juste avant que ne survienne l’horreur indicible. La mémoire traumatique est là, insatiable, épuisante, surgissant au moment les plus inattendus ou incongrus. Le temps est distordu. Pour les autres, Mia est devenue une « sorte de distraction », ou bien ils évacuent le sujet d’un lapidaire « Tu as l’air en pleine forme, cela fait plaisir. » Elle, tout ce qui lui reste de cette 1H48 cachée, ce dont des images et des sons épars, et le souvenir d’un tatouage de l’homme qui lui a tenu la main à la recherche duquel elle va partir.

    Alors forcément, impossible de ne pas être bouleversée par ce Revoir Paris qui résonne en nous, que nous ayons vécu ce traumatisme ou un autre. Nous pensons à toutes ces âmes blessées pour qui « revoir Paris » doit être encore si difficile et qui y déambulent, anonymes, comme si de rien n’était, mais blessés dans leur chair et dans leur âme. La grande force de ce film est sa pudeur. L’émotion n’en est pas moins palpable. Quand on balaie les fleurs déposées en mémoire des victimes Place de la République, comme s’il s’agissait de vulgaires détritus, ou quand une jeune fille qui a perdu ses parents dans l’attentat cherche à retrouver dans le tableau éponyme le détail des Nymphéas figurant sur la carte qu’ils lui avaient envoyée, avant de mourir dans l’attentat.

    Mais ce film, ce n’est pas seulement celle d’êtres brisés, c’est aussi celle d’êtres qui ensemble cheminent vers la reconstruction, qui tissent des liens et un chemin vers la lumière, qui après cela se posent les questions sur le bonheur, ou qui encore sans se connaître se sont tenus la main, au sens propre comme au sens figuré.

    Si Mia « revoit » Paris, c’est aussi parce qu’elle la voit autrement, mais aussi qu’elle voit sa vie autrement. Elle souffre du trouble de « la mémoire récurrente involontaire » et va essayer de reconstituer les fils de cette effroyable soirée. Revoir Paris, c’est avant tout une histoire de résilience. Une fois de plus, Virginie Efira est troublante de justesse, de nuance, d’émotions, de force et fragilités mêlées. Force et fragilité mêlées, c’est aussi ce qui définit le personnage de Benoît Magimel.

    Un film d’une rare sensibilité, celle qu’il fallait pour traiter de ce sujet si récent et présent dans les mémoires. Mais aussi un film sur la mémoire traumatique qui donne des visages à cette épreuve collective avec délicatesse et dignité. Un poignant élan de vie, de réconciliation (avec soi, le passé) et d’espoir.

    Catégories : QUINZAINE DES REALISATEURS Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer