Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

compétition officielle

  • Critique de PERFECT DAYS de Wim Wenders - Compétition officielle 2023

    cinéma, Cannes, Festival de Cannes, compétition officielle, Perfect days, Wim Wenders

    Je dois vous le dire d’emblée car je sais l’attention volatile et il serait dommage que vous passiez à côté de ce film que j’ai follement aimé : ce nouveau long-métrage de Wim Wenders est une merveille qui met le cœur en joie.  Le bruissement des feuilles. Le reflet des ombres. L’architecture des bâtiments de Tokyo. Les rayons du soleil qui éclaboussent la ville de lumière. Dans ce film, tout est poésie, ode à l’instant et à sa fragilité, à la singularité de l’être, au pouvoir de l’art et plus spécifiquement de la musique pour le sublimer, comme la célèbre chanson de Lou Reed dont s’inspire le titre.

    Ces « perfect days » sont ceux d’Hirayama (Koji Yakusho) qui travaille à l’entretien des toilettes publiques de Tokyo. Une vie simple. Un quotidien très structuré que la caméra scrute avec minutie et douceur, le suivant dès l’aube dans ses rituels qu’il accomplit avec une régularité métronomique, et accompagnant son regard sur les livres, et les arbres qu’il aime photographier. Son passé va nous être conté par bribes au gré de rencontres inattendues qui apportent un éclat nouveau à sa personnalité : la riche famille qui méprise son quotidien et avec laquelle il a rompu, cette nièce qui lui ressemble tant, cette femme qui ne le laisse pas insensible, son bonheur contagieux à écouter ses cassettes, à s’occuper de ses plantes, à photographier le même arbre sur lequel rebondissent les rayons du soleil ou à lire (Faulkner ou Patricia Highsmith) avant de céder au sommeil.

    Le film a pour origine une lettre reçue par le cinéaste en 2022 qui lui disait ceci : « Seriez-vous intéressé par le tournage d'une série de courts métrages de fiction à Tokyo, peut- être 4 ou 5, d'une durée de 15 à 20 minutes chacun ? Ces films traiteraient tous d'un projet social public extraordinaire, impliqueraient le travail de grands architectes et nous nous assurerions que vous puissiez développer les scénarios vous-même et obtenir la meilleure distribution possible. Et nous vous garantissons une liberté artistique totale. » Si au mot architecture (a fortiori de toilettes publiques) vous associez la froideur, détrompez-vous, tout ici est à l’image d’Hirayama : inondé de chaleur. Le regard que ce dernier porte sur la vie et les autres est empreint de sérénité et d'empathie, et traverse l’écran pour nous envelopper de son aura lumineuse, poétique, délicate. Réconfortante. Le spectateur épouse alors son rythme, et trouve dans la répétition de ses journées, jamais ennuyeuse à vivre pour lui, une paix consolante.

    Le film entier est jalonné de tubes des années 60-70 qui exaltent la beauté de l’instant et font surgir la magie, et l’émotion. Le personnage principal incarné par Koji Yakusho ne parle pas une bonne partie du film mais la quiétude qui émane de son visage en dit tellement de son bonheur d’être là que toute parole serait redondante. Koji Yakusho mériterait d'être récompensé pour ce rôle si solaire de cet homme souvent méprisé, mais attentif à tout et tous, dont de petites touches (de rencontres, de rêves, de regards, de silences) nous révèlent le passé et l’émouvante personnalité. Wim Wenders est d’ailleurs un habitué de la Croisette qui l’a souvent récompensé :  Prix de la critique internationale pour Au fil du temps, Palme d'or, Prix de la critique internationale et le Prix du jury œcuménique pour Paris, Texas, Prix de la mise en scène pour Les Ailes du désir, Grand prix du jury pour Si loin, si proche !, et Prix spécial du jury Un certain regard, Mention spéciale du jury œcuménique et Mention spéciale du Prix François-Chalais pour Le Sel de la Terre.

    Le dernier plan, d’une grâce infinie, sur la musique de Nina Simone avec le visage d’Hirayama illuminé de lueurs, changeantes comme ses expressions, justifie son prix à lui seul et nous fait quitter la salle encore sous le charme de ce moment hors des trépidations de la vi(ll)e.

    Cette promenade poétique dans une époque agitée, qui pourrait sembler de prime abord d’une apparente banalité, s'apparente à un conte philosophique d’une grande profondeur, magistralement écrit par Wim Wenders et Takuma Takasaki (avec aussi un magnifique travail sur le son et la lumière) dont on ressort avec l’envie de contempler tout ce qui nous environne, de se laisser caresser par les rayons du soleil, de les admirer inlassablement lorsqu’ils percent à travers les feuilles des arbres, de rouler en écoutant à tue-tête la musique des années 80 (The Animals, Patti Smith,  The Rolling Stones, Lou Reed, The Velvet Underground, Otis Redding, The Kinks, Van Morrison :…rien que ça !), de se laisser transporter par cette bouffée jubilatoire et d’y puiser un invincible optimisme, une croyance en tous les possibles de l’existence que ce film esquisse avec une infinie délicatesse.

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Critique de CLOSE de Lukas Dhont - Compétition officielle

    cinéma, compétition officielle, Festival de Cannes, Festival de Cannes 2022,

    Close aura sans nul doute sa place au palmarès. Il s’agit là du second long-métrage de Lukas Dhont, après Girl qui fut couronné de nombreux prix dont la Caméra d’or du Festival de Cannes 2018 mais aussi le prix d'interprétation Un Certain Regard pour son jeune interprète, Victor Polster.

    Léo, le blond, (Eden Dambrine) et Rémi, le brun, (Gustav de Waele), 13 ans, sont amis depuis toujours. Jusqu'à ce qu'un événement impensable les sépare. 

    Cela commence par des jeux d’enfants, jouer à être des chevaliers, à être quelqu’un d’autre. De ce duo rempli de charme émane un mélange de fougue et de naïveté. Cette enfance dont ils ont encore les jeux, ils sont sur le point de la quitter. Ce quelqu’un d’autre qu’ils jouent à être, ils le sont un peu aussi, à cet âge où les repères se brouillent, où les sentiments deviennent confus, où la société, les autres, exigent de se/vous ranger dans des cases. Ce n’est pas encore la rentrée des classes. C’est la fin de l’été avec les derniers sursauts de ses couleurs éclatantes, les plus beaux, un peu nostalgiques déjà.

     L’insouciance et la joie de vivre règnent dans la vie des deux jeunes garçons. Une amitié forte, fraternelle, fusionnelle, tendre et apparemment indéfectible, les lie. Leur amitié a pour cadre la campagne belge, les champs de fleurs des parents de Léo, un décor joyeux et coloré à perte de vue dans lequel ils courent à perdre haleine, et deux familles aimantes qui les accueillent comme s’ils étaient frères. Ils dorment l’un chez l’autre, l’un avec l’autre. La nuit, Léo invente des histoires extraordinaires et les raconte à Rémi, blotti contre lui. Léo dessine Rémi aussi. La beauté innocente et flagrante de leur amitié ensoleille tout le début du film.

    Leurs parents s’occupent d’eux et les reçoivent comme s’ils étaient frères.  Et lorsque la maman de Rémi, Sophie, est, couchée dans l’herbe, posée sur le ventre de son fils, Léo contre eux, leur complicité est rayonnante et harmonieuse comme la campagne qui les environne. C’est le règne de la joie et de l’innocence.

    Et puis arrive la rentrée des classes. Avec le regard des autres, inquisiteur, malveillant, insistant, étouffant. Cette cruelle intransigeance adolescente qui ravage les âmes sensibles. Une question « Vous êtes ensemble ? ». Et c’est tout leur univers qui s’écroule. La note dissonante. La fin de l’harmonie. Les regards qui pèsent sur eux mettent Léo mal à l’aise, le poussent à se questionner sur ce qui était naturel auparavant, et à s’éloigner de Rémi. Il commence à se détacher de son ami, à jouer au football avec ses camarades de classe, à s’inscrire dans un club de hockey sur glace, à s’investir ainsi dans des activités qui sont des symboles supposés de virilité. Rémi souffre de cet éloignement. Le cœur est brisé, le sien et celui du spectateur d’assister, impuissant, à sa détresse insondable. Le dialogue a laissé place aux non-dits, à l’agressivité. Jusqu’au point de non-retour.

    Léo comprendra alors trop tard, sera envahi par la culpabilité, devra quitter les derniers habits de l’enfance, et plonger subitement dans l’âge adulte. Le père de Rémi s’effondre à table. Les mères se murent dans la dignité et dans le silence. Sublimes Léa Drucker et Émilie Dequenne, dont le talent éclate encore plus face à la candeur et la vérité du jeu des deux magnifiques acteurs en devenir que sont Eden Dambrine et Gustav de Waele. Deux révélations dont on entendra forcément parler à nouveau tant ils crèvent l’écran…et nos cœurs.

    Avec quelle délicatesse, Lukas Dhont filme (chorégraphie même) l’affection des deux garçons, leur proximité, leur joie, leurs jeux, leurs corps et leurs mouvements, comme une danse joyeuse et échevelée, avec une vitalité truffaldienne !

    Le travail sur la photographie et les couleurs est aussi remarquable, comme dans Girl qui était auréolé de cette douce et délicate lumière. L’équipe technique et artistique du film est ainsi la même que celle de Girl, notamment le directeur de la photographie Frank van den Eeden. Les couleurs changeantes au gré des saisons font écho aux émotions versatiles des deux garçons. Le changement de saison et les nuances de l’automne créent ainsi une rupture avec les teintes solaires de l’été. Une rupture aussi dans l’époque de la vie de Rémi et Léo. Puis, c’est l’hiver. Jusqu’à ce que les couleurs et les fleurs reviennent, et avec elles, un espoir et la vie…

    Le scénario coécrit par Lukas Dhont avec Angelo Tijssens est d’une justesse, d’une subtilité et d’une sensibilité rares, ne tombant jamais dans le pathos, jamais dans l’explication, jamais dans les clichés.  Mais nous serrant le cœur. Il dissèque la violence parfois tueuse du regard des autres, et la douleur ineffable de la perte (d’un être, de l’innocence), et ce poids constant que doit affronter Léo. Selon Sénèque, "Les peines légères s'expriment aisément; les grandes douleurs sont muettes." Celle de la mère de Rémi est tout en retenue. Sage-femme de métier. On imagine la force et la douleur de cette femme exacerbée par la confrontation permanente avec des nouveau-nés.

    Les violons de la BO de Valentin Hadjadj auraient pu être redondants. Il n’en est rien. Ils accompagnent et contrebalancent la retenue des personnages.

    Le titre est aussi parfaitement choisi. Il évoque la proximité amicale mais aussi corporelle des deux amis, mais aussi celle de la caméra qui semble les enlacer et embrasser leurs émotions. Et aussi ensuite les enfermer dans la douleur. Du rejet pour Rémi. Et de la culpabilité pour Léo. Comme cette grille du casque de hockey qui enferme son visage. Il porte un masque au sens propre comme au sens figuré. Comme encore dans cette scène, terrible, lors de laquelle la mère de Léo vient le chercher dans le bus, qui fait écho à cette autre scène tout en tension, de Léo avec la mère de Rémi. Dans les deux cas, les mots sont impossibles à trouver, et tout est dit dans le jeu des acteurs, dans les silences gênés, dans la maladresse des gestes.

    Malgré la tragédie évoquée, le film de Lukas Dhont, d’une maitrise (de jeu, d’écriture, de mise en scène) rare, est empreint de poésie qui ne nuit pas au sentiment de véracité et  de sincérité. Et puis il y a ce regard final qui ne nous lâche pas comme l’émotion poignante, la douce fragilité et la tendresse qui parcourent et illuminent ce film. Un regard final qui résonne comme un écho à un autre visage, disparu, dont le souvenir inonde tout le film de sa grâce innocente.

    Un des grands films de cette édition cannoise, étourdissant de sensibilité, bouleversant, à voir absolument !

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Critique de TORI ET LOKITA de LUC DARDENNE et JEAN-PIERRE DARDENNE - Compétition officielle

    cinéma, Festival de Cannes, Festival de Cannes 2022, compétition officielle, Tori et Lokita

    « Notre plus cher désir est qu’à la fin du film le spectateur et la spectatrice qui auront ressenti une profonde empathie pour ces deux jeunes exilés et leur indéfectible amitié, éprouvent aussi un sentiment de révolte contre l’injustice qui règne dans nos sociétés » ont ainsi déclaré Luc et Jean-Pierre Dardenne à propos de ce film. L’empathie ressentie par le spectateur pour leurs personnages est en effet un des points communs de leurs films, dont nombreux sont ceux qui furent projetés et récompensés à Cannes : Grand prix ex-aequo pour Le gamin au vélo en 2011, Prix du scénario pour Le silence de Lorna en 2008, palme d’or pour L’enfant en 2005, palme d’or remise à l’unanimité pour Rosetta en 1999.

    Ce nouveau film nous emmène en Belgique à la rencontre de Tori (Pablo Schils) et Lokita (Mbundu Joely), un jeune garçon et une adolescente venus seuls d’Afrique qui opposent leur invincible amitié aux difficiles conditions de leur exil.

    Les deux jeunes adolescents interprètent ici leurs premiers rôles au cinéma. Les frères Dardenne avaient déjà fait appel à des acteurs non professionnels pour Le Gamin au vélo et pour Le jeune Ahmed. Jérémie Rénier était débutant quand il joua dans La Promesse et Emilie Dequenne également dans Rosetta.

    Et à combien d’autres acteurs ont-ils permis de donner le meilleur d’eux-mêmes comme Marion Cotillard qui, dans Deux jours, une nuit, crève littéralement l'écran dans ce sublime portrait de femme fragile et téméraire ? Physiquement transformée mais aussi admirablement dirigée, elle est pour beaucoup dans l'empreinte que nous laisse ce film grave et lumineux, ancré dans notre époque et intemporel.

    Dans chacun de leurs films, les Dardenne obtiennent le meilleur de leurs acteurs et celui-ci ne déroge pas à la règle. Encore une fois, ils s’imposent comme des directeurs d’acteurs exceptionnels et, forts de leur expérience du documentaire, recréent une réalité si forte et crédible avec des êtres blessés par la vie dont les souffrances se heurtent, se rencontrent, s’aimantent.

    Leur cinéma est réaliste, humaniste, social sans être revendicatif mais au contraire nous plongeant dans l’intimité des personnages.  A propos du Silence de Lorna (dans lequel il était déjà question d'exil), je vous disais qu’il est plus parlant que n’importe quel discours politique. Il en va de même pour ce nouveau long-métrage.  Il dépeint magnifiquement une douloureuse histoire fraternelle entre des êtres que le destin va bousculer.

    Au cœur d’une tragique actualité, ce film âpre des Dardenne ne peut laisser insensible grâce à l’acuité de leur regard, leur « empathie », mais aussi l’interprétation bouleversante de leurs deux jeunes comédiens confrontés aux impitoyables réseaux des passeurs, mettant des visages (bouleversants) sur une réalité que l’on réduit bien trop souvent à des chiffres. Ce film se suit comme un thriller mais c’est avant tout un plaidoyer vibrant contre l’injustice et pour ces enfants livrés à eux-mêmes et confrontés à d’effroyables obstacles. A ceux-ci s’oppose la force saisissante de l’amitié des deux jeunes adolescents.  Un lien dont on ne connaîtra jamais vraiment l’origine. Ce film oscille constamment entre la violence et la tendresse qui les lie.

    Après deux Palmes d’or (pour Rosetta et pour L’Enfant), les Dardenne pourraient décrocher une troisième la récompense suprême avec ce film, une nouvelle fois, au cœur de la réalité sociale. Un film poignant et sobre qui évite toujours l'écueil du pathos, d'autant plus émouvant qu'il est filmé à hauteur d'enfants plongés trop tôt dans ce que le monde a de plus rude. Les Dardenne restent les meilleurs cinéastes de l’instant, à la fois de l’intime et de l’universel dans lequel tout peut basculer en une précieuse et douloureuse seconde : un thriller intime.

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Critique de TRIANGLE OF SADNESS de Ruben Östlund - Compétition officielle

    triangle.jpg

    Après la palme d'or reçue pour The Square en 2017, Ruben Östlund pourrait bien intégrer le cercle très fermé des cinéastes ayant reçu deux fois la prestigieuse récompense ( Ken Loach, Michael Haneke, les frères Dardenne, Francis Ford Coppola, Shōhei Imamura, Bille August, Emir Kusturica) avec ce film choc qui peut difficilement laisser indifférent.

     

    Là où un Chaplin aurait recouru au rire tendre et burlesque pour souligner les travers de son époque, pour croquer la sienne, Ruben Östlund  a choisi le sarcasme impitoyable, l’ironie mordante, la férocité et l’excès du trait, le cynisme indécent en écho à celui qu’il dénonce.

    Après la Fashion Week, Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean Kriek), couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine (Woody Harrelson) refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s'inversent lorsqu'une tempête se lève et met en danger le confort des passagers.

    Carl est mannequin et c’est par un casting que débute le film ou plutôt le film dans le film puisqu’il s’agit d’un documentaire sur les coulisses. Il y est expliqué que s’ils posent pour un produit de luxe, les mannequins doivent impérativement arborer un air sinistre et « mépriser le client ». Nous assistons ensuite à un défilé de mode et pendant que les mannequins défilent les mots « optimisme » et « égalité » s'affichent sur l'écran vidéo en arrière-plan comme un slogan ironique, tandis que, au premier rang, des spectateurs sont déplacés pour que les remplacent des personnalités jugées plus importantes ou influentes (sans doute au nom de l’optimisme et de l’égalité). Comme un avertissement du bouleversement de la hiérarchie sociale qui va suivre mais aussi de la primauté de l’image sur le reste.

    Yaya, elle, est une influenceuse. C’est à ce titre qu’elle est invitée en croisière sur un yacht. Comme Carl, elle est parfaitement consciente du caractère éphémère de son activité et de son avenir d’« épouse trophée ». Yaya et Carl semblent ne pas vraiment s’aimer mais surtout tirer profit de l’image que leur couple renvoie.

    Le titre anglophone Triangle of sadness illustre parfaitement ce culte de l’image, et des apparences fallacieuses. Il est d’ailleurs peut-être plus parlant que le titre français, comme un écho au titre The Square, évoquant aussi une forme géométrique. L'expression the triangle of sadness fait référence à la partie du visage entre les yeux et les sourcils nommée ainsi par les chirurgiens esthétiques qui font en sorte qu’elle soit aussi lisse que possible pour que tout sentiment ou toute émotion soient imperceptibles. Dans ce monde « sans filtre », il n’y a d’ailleurs plus de place pour les sentiments.

    L’histoire est scindée en trois parties. Dans la première, un dîner au restaurant entre Yaya et Carl dégénère subitement en dispute au moment de régler l’addition. Carl reproche ainsi à Yaya son avarice et son conformisme de genre puisqu’elle considère que c’est toujours lui qui doit régler l’addition, et ne se pose même jamais la question.

    Nous retrouvons ensuite le couple sur le fameux yacht de croisière sur lequel ils vont côtoyer des personnages tout aussi haïssables et répugnants les uns que les autres comme un oligarque russe qui s’est enrichi en vendant de l’engrais (et qui ne cesse de clamer haut et fort et avec fierté à quel point c’est de la m…) ou encore un couple de retraités qui a fait fortune dans la vente de grenades et mines antipersonnel, avant que l’ONU et les lois sur les mines antipersonnel ne viennent ralentir leur activité (ce qu’ils évoquent en toute sérénité, comme s’ils évoquaient la hause du prix des fruits et légumes ou d’une autre marchandise anodine). Sans compter cette passagère qui ordonne à tout le personnel d’arrêter toute activité séance tenante pour « profiter du moment présent », se baigner via un toboggan qui les mène à la queuleuleu dans la mer parce que nous «sommes tous égaux», témoignant ainsi du contraire, et de son mépris de classe. Pour conduire ce joyeux petit monde à bon port, à la barre se trouve un capitaine alcoolique. Ou plutôt devrait se trouver puisqu’il passera une partie de la croisière dans la cabine avant de rejoindre le dîner de gala pour un repas « sans filtre » lors duquel tous ces personnages « à vomir » vont régurgiter au sens propre tout ce qu’ils ont avalé. Lorsque tout cela vire à La grande bouffe version 2022, le capitaine marxiste et le patron russe vont débattre de capitalisme et de socialisme (cet échange constitue un des atouts du film). Du burlesque on passe alors au grotesque et le rire vient désamorcer la gêne et le malaise délibérément occasionnés.

    La troisième partie, à la chute particulièrement prévisible, est interminable et peut-être inutile. Les rôles sont alors inversés. Les dominants deviennent les dominés. Les décideurs doivent obéir. Une des employés du bateau, Abigail (la seule à savoir pêcher ou cuisiner) prend la direction des opérations avec un plaisir ostensible tandis que les décideurs oppresseurs d’hier semblent ravis de se plier à ses ordres. Quand la dénonciation tourne ainsi à la misanthropie, le message semble être tronqué et la force de tout ce qui précède finalement annihilée.

    Le comble du cynisme était sans doute de projeter ce film à Cannes pendant que des yachts similaires à celui sur lequel se déroulait ce naufrage patientaient au large, comme un miroir de cette farce qui, dans la salle, a suscité l’hilarité parfois teintée de malaise...sans compter que Cannes avait cette année pour partenaire Tik Tok et que nombre de ses influenceurs étaient conviés sur la Croisette.

     Dans The Square, un homme singe provoquait de riches convives, les réduisant ainsi à une condition animale. C’est de nouveau le cas ici. Ruben Östlund  se paraphrase ainsi en changeant simplement de décor. Le film est tourné en plans fixes, tout mouvement de caméra aurait finalement été un pléonasme devant ce spectacle de désolation et de chaos, cette exhibition amorale, ce monde en plein naufrage. L’excès et le grotesque vont crescendo. Et cela aurait gagné à se terminer à la fin de la deuxième partie. La troisième partie représente le retour d’un cycle sans fin qui voit toujours les dominants et le consumérisme à outrance gagner. La réalisation est particulièrement élégante, presque « avec filtre», soulignant ainsi par la forme le propos et le contraste entre le paraître qui se veut si lisse et l'abjection de l'être.

    Tantôt réjouissante, tantôt dérangeante (à dessein) et finalement peut-être vaine, cette farce cruelle et satirique, sans la moindre illusion sur le monde, nous laisse une impression mitigée, se terminant par une pirouette facile destinée à nous montrer que la boucle est bouclée, que le cycle infernal ne prendra jamais fin. 

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Critique de FRÈRE ET SŒUR d’Arnaud Desplechin - Compétition officielle

    Festival de Cannes 2022 5.jpg

    Dans Les Fantômes d’Ismaël, la vie d’un cinéaste, Ismaël (Mathieu Amalric) est bouleversée par la réapparition de Carlotta, un amour disparu 20 ans auparavant. Un personnage irréel à la présence troublante et fantomatique incarné par Marion Cotillard, filmée comme une apparition, pourtant incroyablement vivante et envoûtante, notamment dans cette magnifique scène d’une grâce infinie lors de laquelle elle danse sur It Ain't Me Babe de Bob Dylan, une scène qui, à elle seule, justifie de voir le film en question. Dans ce film de 2017, Desplechin jongle avec les codes du cinéma pour mieux les tordre et nous perdre. A la frontière du réel, à la frontière des genres (drame, espionnage, fantastique, comédie, histoire d’amour), à la frontière des influences (truffaldiennes, hitchcockiennes -Carlotta est ici une référence à Carlotta Valdes dans Vertigo d’Hitchcock-) ce film est savoureusement inclassable, et à l’image du personnage de Marion Cotillard : insaisissable, et nous laissant une forte empreinte. Comme le ferait un rêve ou un cauchemar. Un film plein de vie, un dédale dans lequel on s’égare avec délice. Un film résumé dans la réplique suivante : « la vie m'est arrivée. » La vie avec ses vicissitudes imprévisibles que la poésie du cinéma enchante et adoucit.

    Dans Tromperie, le précédent film d'Arnaud Desplechin, dès la séquence d’ouverture, le cinéma, à nouveau, (ré)enchante la vie. Le personnage de l’amante incarnée par Léa Seydoux se trouve ainsi dans une loge du théâtre des Bouffes du Nord. Là, elle se présente à nous face caméra et nous envoûte, déjà, et nous convie à cette farandole utopique, à jouer avec elle, à faire comme si, comme si tout cela n’était pas que du cinéma. Un film solaire et sensuel, parfois doucement cruel mais aussi tendre, même quand il évoque des sujets plus âpres. Une réflexion passionnante sur l’art aussi et sur la vérité. Une réflexion que l’on trouve aussi dans Frère et sœur.

    Si dans Les Fantômes d’Ismaël, la présence de Marion Cotillard était troublante, elle est ici dans le rôle d’Alice carrément dérangeante pour son frère Louis (Melvil Poupaud). Ces deux-là se vouent une haine sans bornes. Elle est actrice. Il est professeur et écrivain. Alice hait son frère depuis plus de vingt ans. Un terrible accident qui conduit leurs deux parents en soins intensifs à l’hôpital va les réunir. Une scène aussi magistrale que terrible. A l’image de ce film.

    On retrouve ici tous les thèmes habituels de Desplechin, dans une sorte de maelstrom d’émotions qui ne nous laisse pas indemnes. Comme un voyage qu’on n’aurait jamais eu la folie d'effectuer si on avait connu d’avance les épreuves auxquelles il nous confronterait mais qu’on ne regrette malgré tout pas d’avoir entrepris pour la sensation qu’il nous laisse. Ce film est déchirant, éprouvant, déroutant aussi. Et Desplechin s’y amuse une fois de plus avec les codes narratifs du cinéma.

    Le début est aussi suffocant qu’impressionnant. La famille s’est rassemblée autour de Louis et sa compagne après le décès de leur enfant. Tout à coup, le mari de la sœur de Louis surgit. Louis déborde soudain de colère contre lui et sa sœur qui attend à la porte.  « Tu avais 6 ans pour le rencontrer. Tu n’as rien perdu. J’ai perdu plus que ma vie. » Elle reste dehors, effondrée. Générique. Pas de temps mort. Survient ensuite l'accident qui nous saisit à son tour...

    Le spectateur ne connaîtra jamais vraiment les raisons de cette haine même si des indices sont parsemés et même si quelques flashbacks nous éclairent. L’orgueil blessé ? La jalousie ? Des relations dépassant ceux qui lient normalement un frère et une sœur ? Un amour excessif ? Ou bien une haine tenace mais surtout irrationnelle dont l’un et l’autre ne connaissent même peut-être pas la réelle cause. Il a fait d’elle un personnage de ses livres : « Je ne savais plus comment supporter la honte » dira-t-elle. Une honte telle qu’elle se frappera pour exorciser la douleur. « Je ne pardonnerai jamais à Louis. » Elle n’a pas supporté de ne plus être l’héroïne dans la vie. Son père avait écrit à son sujet : « Tu seras aimée, follement. ». « Cela me plaisait d’être son héroïne. Cela faisait dix ans qu’il n’arrêtait pas d’échouer. Il était dans mon ombre. » Alors un jour, elle lui dira « Je te hais » comme elle lui aurait dit « j’ai froid » ou « je suis là » ou « je suis lasse » . Et, laconiquement, il répondra « D’accord ». Il lui faudra dix ans pour réaliser qu’elle le hait vraiment, ou pour construire cette haine :  « Un jour, la haine avait pris toute la place. », « Je veux que tu ailles en prison. Que tu paies pour ton orgueil. »  Alors, ils se sont haïs. Follement.

    Louis peut être aussi affreusement cruel. Une cruauté qui parsème toujours les films de Desplechin. Une cruauté tranchante. Il l’est avec son père. Avec son neveu avec qui subitement il changera de ton : « Arrête de sourire. Les gentils, c’est tiède. » Melvil Poupaud est comme toujours sur le fil, à fleur de peau, d’une vérité troublante. Marion Cotillard se plonge aussi corps et âme dans son rôle.

    Tous deux sont enfermés dans cette haine au-delà d’eux-mêmes, au bout d’eux-mêmes, au-delà même peut-être de toute rationalité, comme une course folle vers l‘abîme après laquelle le retour en arrière semble impossible. « On ne va pas mourir et te laisser en prison. Tu es enfermée » dira ainsi son père à Alice.

    Dans un couloir de l’hôpital, ébloui par son âpre lumière, Louis qui y est assis ne verra pas tout de suite que la femme qui s’avance vers lui n’est autre qu’Alice. On retrouve quelques instants  le suspense cher aussi à Desplechin, le mélange des genres aussi comme si les deux ennemis d’un western allaient être confrontés l’un à l’autre, enfin (western auquel des chevauchées feront d’ailleurs explicitement référence). Elle avance. Louis ignore le danger de la confrontation qui le menace. Et quand il le réalise, il s’enfuit comme un enfant terrifié et elle s’effondre littéralement. Dans Rois et Reine et Un conte de noël, déjà Desplechin explorait cette haine entre frère et sœur.

    Et puis au milieu de tous ces moment suffocants (la haine étouffante, les scènes à l’hôpital qui saisissent de douleur, les drames successifs, la dépression d’Alice) il y a tous ces éclats de beauté lors desquels la lumière change, se fait plus douce, caressante, consolante. Les scènes, magnifiques, de Louis avec sa femme, qui illuminent le film d’une grâce infinie grâce notamment à la présence solaire de Golshifteh Farahani. Une scène de pardon. Un envol au-dessus des toits et de la réalité.  Un emprunt au fantastique. Ou même à Hitchcock qui rappelle ses célèbres oiseaux quand la grêle agresse Alice comme la neige qui la recouvrira sur la scène du théâtre. Il brouille les repères entre cinéma et réalité. Avant qu’ils ne se rejoignent…

    Et puis il y a a nouveau « Roubaix », cette « lumière ». Celle d'Irina Lubtchansky.  « Vous avez vu ? C’est affreux.  On dirait que le soleil ne va pas se lever» dit ainsi un pharmacien à Alice.  Au sens figuré aussi, le soleil souvent ne se lèvera pas et nimbera les âmes et le film d'une obscurité oppressante et glaçante. Mais lorsqu’il se lève, lorsque la noirceur laisse place à lumière chaude et apaisante, une sorte de poésie réconfortante nous envahit jusqu’au soulagement final, qui irradie de soleil, de chaleur et de vie après cette plongée dans les complexités de l’âme humaine.  « Ici je suis envahie d’histoires. Tu vois, j’ai tout laissé derrière moi. Le théâtre, mon homme, mon fils. Je suis partie. Je me souviens de ce vers que tu m’avais appris. Carte compas par-dessus bord. Je n’ai plus ni carte ni compas. Je suis en vie » écrira alors Alice. Comme un écho au « La vie m’est arrivée » des Fantômes d’Ismaël. Cette fois, on a la sensation que la vie va lui arriver, douce enfin. Et l'on respire avec elle après ce film riche, intense, qui chavire et serre le cœur. Prêts à affronter les vicissitudes torves et terrassantes de l'existence, et à laisser le cinéma et la poésie les réenchanter...une fois de plus.

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Critique de ARMAGEDDON TIME de James Gray (compétition officielle - Festival de Cannes 2022)

    Armageddon time Festival de Cannes.jpg

    Le (grand) cinéma est affaire de points de vue comme celui de James Gray dont le regard aiguisé se pose avec tellement de sensibilité sur les êtres que, dès les premiers plans, il vous captive même par une scène en apparence anodine dans une salle de classe. Celle du jeune Paul Graff (Michael Banks Repeta) qui vit dans le Queens, là où le cinéaste lui-même a habité dans son enfance. Alors que se profile l'arrivée de Reagan au pouvoir, Paul amoncèle les bêtises avec son ami Jonathan (Jaylin Webb). Il devra changer d'école et se retrouvera ensuite dans l’établissement scolaire au siège d'administration duquel siègent plusieurs membres de la famille Trump dont Fred, le père de Donald. Ses parents, Esther (Anne Hathaway) et Irving (Jeremy Strong), sont démunis face à ce fils pour lequel ils rêvent de réussite. Seul son grand-père (Anthony Hopkins) semble le comprendre…

    Si James Gray a toujours raconté des histoires de famille déchirées, il recourait toujours au masque du polar ou du film noir pour les évoquer même si The Immigrant (un très grand film d’une mélancolie d’une beauté déchirante et lancinante qui nous envahit peu à peu et dont la force ravageuse explose au dernier plan et qui nous étreint longtemps encore après le générique de fin) était déjà inspiré des souvenirs de ses grands-parents, juifs ukrainiens arrivés aux États-Unis en 1923 dont l'histoire est ici à nouveau contée par le grand-père de Paul. Cette fois, James Gray lève le masque pour raconter une histoire très personnelle inspirée de son enfance.

    En quelques plans, quelques phrases, notamment lors d'une séquence de dîner exemplaire (qui n'est pas sans rappeler une des premières scènes de Two lovers), James Gray croque chacun des personnages, leurs forces et fragilités et leurs relations, ou du moins telles qu'ils veulent qu'elles apparaissent.

    Comme le monde dans lequel il évolue, le jeune Paul est en plein chambardement, vers l'âge adulte. S'il perd une part de son innocence, il y gagne ses raisons d'être un artiste : le désir de liberté et surtout de justice sous l'influence de son grand-père. Avec une extrême délicatesse, James Gray filme la relation de Paul avec  ce dernier interprété par Anthony Hopkins et avec son ami Jonathan, abandonné de tous, victime d'un racisme plus ou moins latent et de l’indifférence sociale.

    James Gray cherche à comprendre les raisons de chacun y compris celles du père violent de Paul et y compris les siennes qui le poussèrent à devenir cinéaste. Comme dans chacun de ses films, l'apparent, volontaire et relatif manichéisme initial n'est en effet là que pour laisser peu à peu place à des personnages infiniment nuancés et infiniment touchants qui essaient de vivre tant bien que mal malgré les plaies béantes, de l’existence et surtout de l’enfance.

    La nuit nous appartient, pouvant sembler de prime abord manichéen, se dévoilait ainsi progressivement comme un film poignant constitué de parallèles et de contrastes savamment dosés, même si la nuit brouille les repères, donne des reflets changeants aux attitudes et aux visages.  Un film noir sur lequel plane la fatalité. James Gray dissèque aussi les liens familiaux, plus forts que tout : la mort, la morale, le destin, la loi.  Un film lyrique et parfois poétique, aussi : lorsque Eva Mendes déambule nonchalamment dans les brumes de fumées de cigarette dans un ralenti langoureux, on se dit que Wong Kar-Wai n’est pas si loin... même si ici les nuits ne sont pas couleur myrtille mais bleutées et grisâtres. La brume d’une des scènes finales rappellera d’ailleurs cette brume artificielle comme un écho à la fois ironique et tragique du destin.

    La fin de l’enfance et de l’innocence est aussi celle d’un monde tout entier pour celui qui la vit, comme le jeune Paul dans Armageddon time, la fin de l'appréhension de la vie comme manichéenne (l'apparent manichéisme, on y revient), qui lui apprend les compromis que nécessite l’existence, que la frontière entre le bien et le mal est parfois si floue. C’est son « Armageddon time » en écho avec l’actualité d’alors, la peur d’une guerre nucléaire. C’est pour lui l’amère découverte de ses propres limites, de la trahison, de l’apprentissage de la mort, du racisme, des injustices. La mort du grand-père tant aimé, c’est la fin de cette part de rêve, et du sentiment d’éternité et d’invincibilité, la prise de conscience de la finitude des choses.

    La sublime photographie de Darius Khondji aux accents automnaux renforce la sensation de mélancolie qui se dégage du film, douce puis plus âpre. James Gray filme l’intime avec grandeur et lui procure un souffle romanesque et émotionnel unique. Le jeune Michael Banks Repeta est absolument bluffant, et quel duo avec Anthony Hopkins qui incarne le personnage lumineux du grand-père après son rôle dans The Father où il redevenait lui-même cet enfant secoué de sanglots, prisonnier de sa prison mentale et de son habitation carcérale. Quelles images sublimes que celles du grand-père et du petit-fils dans cette lumière automnale, déclinante, et crépusculaire. Sublime et fascinante comme un dernier et vibrant sursaut de vie. James Gray n'a pas son pareil pour faire surgir l'émotion par un simple regard à travers la vitre, et vous bouleverser sans pour autant recourir à des facilités ou ficelles mélodramatiques. Une scène entre le père et le fils dans la voiture est aussi un exemple de subtilité, de nuance, d’émotion contenue.

    Un film d’une tendre cruauté et d’une amère beauté, vous disais-je à propos de Two lovers. C’est à nouveau ainsi que je pourrais qualifier ce film. J’en profite donc pour vous recommander à nouveau Two lovers  (à voir aussi cette semaine au Festival Lumière de Lyon), ce thriller intime d’une vertigineuse sensibilité à l’image des sentiments, enivrants, qui s’emparent des personnages principaux, et de l’émotion qui s’empare du spectateur. Avec en plus cette merveilleuse bo entre jazz et opéra (même influence du jazz et même extrait de l’opéra de Donizetti, L’elisir d’amore, Una furtiva lagrima que dans  le chef d’œuvre de Woody Allen, Match point, dans lequel on trouve la même élégance dans la mise en scène et la même dualité entre la femme brune et la femme blonde sans oublier également la référence commune à Dostoïevski, Crime et châtiment dans le film de Woody Allen, Les Nuits blanches dans Two lovers), un film dans lequel James Gray parvient à faire d’une histoire a priori simple un très grand film, à fleur de peau, d’une mélancolie, d’une poésie et d’une beauté déchirantes. Je pourrais en dire de même de Armageddon time qui, comme chacun de ses sept films précédents, témoigne de toute la sensibilité, la dualité, la complexité, la richesse du cinéma de James Gray. 

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Critique de LA FRACTURE de Catherine Corsini (compétition officielle - Festival de Cannes 2021)

    critique de LA FRACTURE.jpg

    Ce film figurait en compétition officielle du Festival de Cannes 2021 puis fut présenté à Deauville dans la section « L’heure de la Croisette ».

    Dans Partir, Suzanne (Kristin Scott Thomas) menait une vie bien (trop) tranquille avec son mari médecin (Yvan Attal) dans une belle maison, glaciale, à l’image de ce dernier, avant de rencontrer Ivan (Sergi Lopez), un ouvrier espagnol employé au noir vivant de petits boulots et ayant fait de la prison, chargé de leurs travaux. Un accident allait les rapprocher et bientôt une passion irrépressible les emporter. Dans ce film déjà, Catherine Corsini confrontait ainsi des mondes qui n’auraient pas dû se rencontrer. C’était aussi le sujet au centre du palpitant et bien nommé Trois mondes, un film s’inspirant du cinéma de Sautet et de celui d’Hitchcock, entre histoire d’amour et thriller. Dans son dernier film, Un amour impossible, deux mondes se télescopaient aussi : celui de Rachel (Virginie Efira), modeste employée de bureau, et celui de Philippe (Niels Schneider), brillant jeune homme issu d'une famille bourgeoise. Cette fois encore, dans La Fracture, ce sont donc des mondes qui se confrontent. Des genres cinématographiques qui se mêlent aussi.

     Cela commence pour un réveil en sursaut comme celui auquel nous invite Catherine Corsini. Raf (Valeria Bruni-Tedeschi) envoie une salve de textos furieux à sa compagne Julie (Marina Foïs) qui dort profondément à ses côtés. Elles sont au bord de la rupture. En voulant rattraper Julie, Raf chute et se retrouve dans un service d’Urgences proche de l'asphyxie le soir d'une manifestation parisienne des Gilets Jaunes. Leur rencontre avec Yann (Pio Marmaï), un manifestant blessé et en colère, va faire voler en éclats les certitudes et les préjugés de chacun. À l'extérieur, la tension monte. L’hôpital, sous pression, doit fermer ses portes. Le personnel est débordé. La nuit va être longue…

    Dès ce réveil brusque, La Fracture nous emporte dans un tourbillon porté par la caméra à l’épaule de Catherine Corsini aidée de sa cheffe opératrice Jeanne Lapoirie, et ne nous lâchera plus, si ce n’est le temps de quelques pas dans un Paris faussement apaisé. Le rire est constamment au bord des larmes. La colère laisse parfois affleurer un instant de douceur. Catherine Corsini n’a en effet pas son pareil pour marier les paradoxes et nous emporter dans ce maelstrom d’émotions porté par une énergie folle. L’humour, aux frontières du burlesque, en une fraction de seconde, vient désamorcer ce cauchemar suffocant, parfois par le comique de répétition (les chutes, nombreuses, de Raf). Le film lorgne aussi du côté du documentaire en dressant un état des lieux terrifiant (et malheureusement réaliste) de l’hôpital en pleine implosion qui se décompose même au sens propre. L’infirmière Kim a ainsi enchaîné six nuits de garde alors que la loi n’en permet pas plus de trois. Le personnel est en grève. Tous les services de psychiatrie étant fermés, les urgences reçoivent aussi ceux qui devraient y être.  Certains meurent dans la solitude.

    Dans ce chaos et ce huis-clos, la cohabitation forcée va conduire des êtres qui n’auraient jamais dû se côtoyer à se rapprocher. Là, il n’y a pas de privilèges, plus de barrières sociales. Un routier et une dessinatrice peuvent se retrouver dans la même situation de détresse, face au même infirmier désabusé et insensible. Ou une éditrice parisienne peut croiser un ancien camarade de Valenciennes venu à Paris pour manifester. La fracture (sociale) provient avant tout d’un manque de dialogue, d’écoute, d’un vacarme assourdissant. La fracture (physique) va les rapprocher.

    Les acteurs sont pour beaucoup dans cette réussite au premier rang desquels des comédiens non professionnels comme Aissatou Diallo Sagna (nommée au César de la meilleure actrice dans un second rôle). Elle est absolument bouleversante dans le rôle de l’infirmière Kim. Valeria Bruni-Tedeschi (nommée pour le César de la meilleure actrice) est une Raf à la fois exaspérante et touchante, égocentrique et attachante, et surtout blessée dans tous les sens du terme. Quant à Pio Marmaï (également nommé, pour le César du meilleur acteur), il incarne l’énergie du désespoir avec une conviction qui force l’admiration.

    Et puis il y a ce dernier plan, d’une tristesse implacable, qui témoigne d’un répit illusoire et nous laisse comme l’infirmière : abattus, impuissants, sidérés devant cette situation suffocante. Catherine Corsini, une fois de plus, avec cette tragicomédie sociale, a su brillamment marier les genres et faire se côtoyer les mondes pour nous emporter avec elle dans ce tourbillon à la fois drôle et désespéré sur la fracture et les maux d’une époque. Un cri d’alerte retentissant et surtout  clairvoyant.

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Critique de MAL DE PIERRES de Nicole Garcia (Compétition officielle - Cannes 2016 )

    maldepierres.jpg

     Nicole Garcia était cette année à nouveau en compétition au Festival de Cannes en tant que réalisatrice (elle a également souvent gravi les marches comme comédienne). Après avoir ainsi été en lice pour « L’Adversaire » en 2002 et pour  « Selon Charlie » en 2005, elle l'était cette fois avec un film dans lequel Marion Cotillard tient le rôle principal, elle-même pour la cinquième année consécutive en compétition à Cannes. L’une et l’autre sont reparties sans prix de la Croisette même si ce beau film enfiévré d’absolu l’aurait mérité.  « Mal de Pierres » est une adaptation du roman éponyme de l’Italienne Milena Agus publié en 2006 chez Liana Lévi. Retour sur un de mes coups de cœur du Festival de Cannes 2016…

    Marion Cotillard incarne Gabrielle, une jeune femme qui a grandi dans la petite bourgeoisie agricole de Provence. Elle ne rêve que de passion. Elle livre son fol amour à un instituteur qui la rejette. On la croit folle, son appétit de vie et d’amour dérange, a fortiori à une époque où l’on destine d’abord les femmes au mariage. « Elle est dans ses nuages » dit ainsi d’elle sa mère.  Ses parents la donnent à José parce qu’il semble à sa mère qu’il est « quelqu’un de solide » bien qu’il ne « possède rien », un homme que Gabrielle n’aime pas, qu’elle ne connaît pas, un ouvrier saisonnier espagnol chargé de faire d’elle « une femme respectable ».  Ils vont vivre au bord de mer… Presque de force, sur les conseils d’un médecin, son mari la conduit en cure thermale à la montagne pour soigner ses calculs rénaux, son mal de pierres qui l’empêche d’avoir des enfants qu’elle ne veut d’ailleurs pas, contrairement à lui. D’abord désespérée dans ce sinistre environnement, elle reprend goût à la vie en rencontrant un lieutenant blessé lors de la guerre d’Indochine, André Sauvage (Louis Garrel). Cette fois, quoiqu’il advienne, Gabrielle ne renoncera pas à son rêve d’amour fou…

    Dès le début émane de ce film une sensualité brute. La nature toute entière semble brûler de cette incandescence qui saisit et aliène Gabrielle : le vent qui s’engouffre dans ses cheveux, les champs de lavande éblouissants de couleurs, le bruit des grillons, l’eau qui caresse le bas de son corps dénudé, les violons et l’accordéon qui accompagnent les danseurs virevoltants de vie sous un soleil éclatant. La caméra de Nicole Garcia caresse les corps et la nature, terriblement vivants, exhale leur beauté brute, et annonce que le volcan va bientôt entrer en éruption.

    Je suis étonnée que ce film n’ait pas eu plus d’échos lors de sa présentation à Cannes. Marion Cotillard incarne la passion aveugle et la fièvre de l’absolu qui ne sont pas sans rappeler celles d’Adèle H, mais aussi l’animalité et la fragilité, la brutalité et la poésie, la sensualité et une obstination presque enfantine. Elle est tout cela à la fois, plus encore, et ses grands yeux bleus âpres et lumineux nous hypnotisent et conduisent à notre tour dans sa folie créatrice et passionnée. Gabrielle incarne une métaphore du cinéma, ce cinéma qui « substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs ». Pour Gabrielle, l’amour est d’ailleurs un art, un rêve qui se construit. Ce monde c’est André Sauvage (le bien nommé), l’incarnation pour Gabrielle du rêve, du désir, de l’ailleurs, de l’évasion. Elle ne voit plus, derrière sa beauté ténébreuse, son teint blafard, ses gestes douloureux, la mort en masque sur son visage, ses sourires harassés de souffrance. Elle ne voit qu’un mystère dans lequel elle projette ses fantasmes d’un amour fou et partagé. « Elle a parfaitement saisi la dimension à la fois animale et possédée de Gabrielle, de sa folie créatrice » a ainsi déclaré Nicole Garcia lors de la conférence de presse cannoise. « Je n’ai pas pensé à filmer les décors. Ce personnage est la géographie. Je suis toujours attirée par ce que je n’ai pas exploré » a-t-elle également ajouté.

    maldepierres2.jpg

    Face à Gabrielle, les personnages masculins n’en sont pas moins bouleversants. Le mari incarné par Alex Brendemühl représente aussi une forme d’amour fou, au-delà du désamour, de l’indifférence, un homme, lui aussi, comme André Sauvage, blessé par la guerre, lui aussi secret et qui, finalement, porte en lui tout ce que Gabrielle recherche, mais qu’elle n’a pas décidé de rêver… « Ce personnage de femme m’a beaucoup touchée. Une ardeur farouche très sauvage et aussi une sorte de mystique de l’amour, une quête d’absolu qui m’a enchantée. J’aime beaucoup les hommes du film, je les trouve courageux et pudiques» a ainsi déclaré Marion Cotillard (qui, comme toujours, a d'ailleurs admirablement parlé de son personnage, prenant le temps de trouver les mots justes et précis) lors de la conférence de presse cannoise du film (ma photo ci-dessus).  Alex Brendemühl dans le rôle du mari et Brigitte Roüan (la mère mal aimante de Gabrielle) sont aussi parfaits dans des rôles tout en retenue.

    Au scénario, on retrouve le scénariste notamment de Claude Sautet, Jacques Fieschi, qui collabore pour la huitième fois avec Nicole Garcia et dont on reconnaît aussi l’écriture ciselée et l’habileté à déshabiller les âmes et à éclairer leurs tourments, et la construction scénaristique parfaite qui sait faire aller crescendo l’émotion sans non plus jamais la forcer. La réalisatrice et son coscénariste ont ainsi accompli un remarquable travail d’adaptation, notamment en plantant l’histoire dans la France des années 50 heurtée par les désirs comme elle préférait ignorer les stigmates laissées par les guerres. Au fond, ce sont trois personnages blessés, trois fauves fascinants et égarés.

    Une nouvelle fois, Nicole Garcia se penche sur les méandres de la mémoire et la complexité de l’identité comme dans le sublime « Un balcon sur la mer ». Nicole Garcia est une des rares à savoir raconter des « histoires simples » qui révèlent subtilement la complexité des « choses de la vie ».

    Rarement un film aura aussi bien saisi la force créatrice et ardente des sentiments, les affres de l’illusion amoureuse et de la quête d’absolu. Un film qui sublime les pouvoirs magiques et terribles de l’imaginaire qui portent et dévorent, comme un hommage au cinéma. Un grand film romantique et romanesque comme il y en a désormais si peu. Dans ce rôle incandescent, Marion Cotillard, une fois de plus, est époustouflante, et la caméra délicate et sensuelle de Nicole Garcia a su mieux que nulle autre transcender la beauté âpre de cette femme libre qu’elle incarne, intensément et follement  vibrante de vie.

    La Barcarolle de juin de Tchaïkovsky et ce plan à la John Ford qui, de la grange où se cache Gabrielle, dans l’ombre, ouvre sur l’horizon, la lumière, l’imaginaire, parmi tant d’autres images, nous accompagnent  bien longtemps après le film. Un plan qui ouvre sur un horizon d’espoirs à l’image de ces derniers mots où la pierre, alors, ne symbolise plus un mal mais un avenir rayonnant, accompagné d’ un regard qui, enfin, se pose et se porte au bon endroit. Un très grand film d’amour(s). A voir absolument.

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • La palme d'or du Festival de Cannes 2016 MOI, DANIEL BLAKE de Ken Loach en salles aujourd'hui

    Cliquez sur une des photos ci-dessous (prises lors de la conférence de presse des lauréats lors du dernier Festival de Cannes) pour lire mon avis sur "Moi, Daniel Blake" de Ken Loach dans mon compte rendu du Festival de Cannes 2016.

    loach1.jpg

    Loach7.JPG

     

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer
  • Compétition officielle 2009- "Etreintes brisées" de Pedro Almodovar

    Quelques semaines après le Festival de Cannes, je suis retournée voir "Etreintes brisées" de Pedro Almodovar, dans un contexte dépassionné. En voici ma deuxième critique:

    etreintes.jpg

    Lorsque vous voyez un film dans l’effervescence du Grand Théâtre Lumière, dans l’euphorie cannoise, de surcroît à côté de l’équipe du film, votre avis est forcément vicié et imprégné de cette atmosphère excessive, c’est pourquoi j’ai tenu à retourner voir « Les Etreintes brisées » quelques jours après l’avoir vu sur la Croisette. Inutile de spécifier à quel point c’est étrange de voir un film dans une salle quasiment vide, qui ne réagit donc pas,  après l’avoir vu quelques jours auparavant en présence de l’équipe du film avec un public particulièrement réactif. Alors ? Alors, même loin de l’agitation cannoise, certes « Les Etreintes brisées » n’est pas le film le plus fou, le plus extravagant, le plus délirant de Pedro Almodovar mais il n’en demeure pas moins remarquable à de nombreux points de vue… et l’un de ses meilleurs films, peut-être même le plus maîtrisé. En tout cas, l’un de mes favoris de cette compétition cannoise 2009 avec, notamment « Inglourious Basterds » de Quentin Tarantino (que Pedro Almodovar, en cinéphile, est d’ailleurs allé voir en séance du lendemain).

     

    Synopsis : Il y a 14 ans, dans un violent accident de voiture dans l’île de Lanzarote, un homme (Lluis Homar) a perdu la vue mais aussi la femme de sa vie, Lena (Penelope Cruz). Sa vie se partage alors en deux parties à l’image de ses deux noms : Harry Caine, pseudonyme ludique sous lequel il signe ses travaux littéraires, ses récits et scénarios ; et Mateo Blanco, qui est son nom de baptême sous lequel il vit et signe les films qu’il réalise. Après l’accident, il n’est alors plus que son pseudonyme : Harry Caine. Dans la mesure où il ne peut plus faire de films, il s’impose de survivre avec l’idée que Mateo Blanco est mort à Lanzarote aux côtés de Lena.

     

    Pedro Almodovar, habitué de la Croisette et de la compétition cannoise (juré en 1992, en compétition pour « Tout sur ma mère » en 1999- prix de la mise en scène -, pour « La mauvaise éducation » en 2004 –présenté hors compétition- ; pour « Volver » en 2006 –prix du scénario et d’interprétation collectif-) est, cette année reparti bredouille pour un film dont la mise en scène d’une impressionnante beauté et maîtrise,  le scénario impeccable et l’interprétation remarquable de Penelope Cruz auraient pourtant pu lui permettre de figurer au palmarès, à ces différents titres.

     

    Aussi invraisemblable que cela puisse paraître certains cinéastes ne sont pas des cinéphiles (j’aurais bien des exemples mais je m’abstiendrai) mais au même titre que Picasso maîtrisait parfaitement l’histoire de la peinture, condition sine qua non au renouvellement de son art, il me semble qu’un cinéaste se doit de connaître et d’être imprégné de l’histoire du cinéma, comme Pedro Almodovar qui, dans ce film, en plus de témoigner de sa cinéphilie livre une véritable déclaration d’amour au cinéma (il rend notamment hommage à Hitchcock, Antonioni, Malle, Rossellini… ).  Et à Penelope Cruz qu’il sublime comme jamais, en femme fatale, brisée et forte, à la fois Marylin Monroe, lumineuse et mélancolique, et Audrey Hepburn, gracile et déterminée.

     

    « Les Etreintes brisées » est un film labyrinthique d’une grande richesse : un film sur l’amour fou, le cinéma, la fatalité, la jalousie, la trahison, la passion, l’art. Un film dans lequel,  à l’image du festival de Cannes, cinéma et réalité se répondent, s’imbriquent, se confondent.

     

    La mise en abyme, à l’image de tout ce film, est double : il y a d’une part le film que réalise Harry Caine mais aussi le making of de son film.  Harry Caine est lui-même double puisque c’est le pseudonyme de Mateo Blanco. Il meurt doublement : il perd la vue, la cécité étant la mort pour un cinéaste ; il perd la femme qu’il aime, une étreinte brisée qui représente la mort pour l’homme amoureux qu’il est aussi. Un film morcelé à l’image de ces photos en mille morceaux de Lena, d’une beauté tragique.

     

    Et puis que dire de la réalisation… Flamboyante comme ce rouge immédiatement reconnaissable comme celui d’un film de Pedro Almodovar.  D’un graphique époustouflant comme ce film que Mateo Blanco réalise. Sensuelle comme ces mains qui caressent langoureusement une image à jamais évanouie. Son scénario joue avec les temporalités et les genres (film noir, comédie, thriller, drame) avec une apparente facilité admirable.

     

    Peut-être la gravité mélancolique a-t-elle désarçonnée les aficionados du cinéaste qui n’en oublie pourtant pas pour autant sa folie jubilatoire comme dans ce film dans le film « Filles et valises », hommage irrésistible à « Femmes au bord de la crise de nerfs ».

     

    Un film gigogne d’une narration à la fois complexe et limpide, romantique et cruel, qui porte la poésie langoureuse, la beauté mélancolique et fragile de son titre, un film qui nous emporte dans ses méandres passionnées, un film pour les amoureux, du cinéma. Un film qui a la beauté, fatale et languissante, d’un amour brisé en plein vol… Un film qui a la gravité sensuelle de la voix de Jeanne Moreau, la beauté incandescente d’une étreinte éternelle comme  dans « Voyage en Italie » de Rossellini, la tristesse lancinante de Romy Schneider auxquels il se réfère.

     

    Penelope Cruz, d’une mélancolie resplendissante, pour cette quatrième collaboration,  aurait de nouveau mérité le prix d’interprétation et sa prestation (mais aussi celles de tous ses acteurs et surtout actrices auxquels il rend ici hommage, parfois juste le temps d’une scène comme pour Rossy de Palma)  prouve à nouveau quel directeur d’acteurs est Pedro Almodovar qui sait aussi, en un plan, nous embraser et embrasser dans son univers, immédiatement identifiable, la marque, rare, des grands cinéastes.

     

    Un film empreint de dualité sur l’amour fou par un (et pour les) amoureux fous du cinéma… le cinéma qui survit à la mort, à l’aveuglement, qui sublime l’existence et la mort, le cinéma qui reconstitue les étreintes brisées, le cinéma paré de toutes les vertus. Même celle de l’immortalité… Un film par lequel je vous recommande vivement de vous laisser charmer et enlacer…

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer