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COMPETITION OFFICIELLE

  • Critique de ANATOMIE d'une chute de Justine Triet - Compétition officielle 2023

    anatomie d'une chute de Justine Triet

    Je découvre ce film en « rattrapage » le dernier jour du Festival de Cannes, quelques heures avant la clôture, et j’en suis sortie bousculée, heurtée par la lumière réconfortante du Sud après cette plongée dans cette histoire qui m’avait totalement happée. La récompense cannoise suprême serait amplement méritée pour ce thriller de l’intime qui m’a captivée de la première à la dernière seconde. Comme à l’issue d’un thriller, le film terminé, vous n’aurez qu’une envie : le revoir, pour quérir les indices qui vous auraient échappés. Si la palme d’or était cette année française, le cinéma hexagonal recevrait ainsi pour la onzième fois la prestigieuse récompense, dévolue à une réalisatrice pour la troisième fois de l’histoire du festival après Jane Campion, pour La leçon de piano, en 1993, et après Julia Ducournau, pour Titane, en 2021. Anatomie d’une chute est le quatrième long-métrage de Justine Triet après La bataille de Solférino (2013), Victoria (2016) et Sibyl (2019). Alors qu’un autre film de procès récoltait les louanges des festivaliers, Le procès Goldman de Cédric Kahn, à la Quinzaine des cinéastes, le procès de cette chute a également reçu des avis presque unanimement enthousiastes. Il serait néanmoins très réducteur de définir ce film comme étant uniquement un « film de procès ».

    Sandra (Sandra Hüller), Samuel (Samuel Theis) et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel (Milo Machado Graner), vivent depuis un an loin de tout, à la montagne, dans la région dont Samuel est originaire. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ?

    Ce sont finalement trois mystères qu’explore le film, contenus dans son titre : le mystère d’un couple, surtout de sa déliquescence, le mystère d’une mort suspecte, le mystère des récits de Sandra, écrivaine. Trois chutes. Le terme chute s’applique ainsi à ces trois mystères. La chute du couple. La chute (physique) qui conduit à la mort de Daniel. La chute d’une œuvre (qu’elle soit romanesque ou cinématographique). C’est donc à cette triple anatomie que nous convie Justine Triet. Et finalement à l’anatomie de celle qui les réunit : le fascinant, intrigant, froid et impénétrable personnage de Sandra. 

    Cela commence dans le cadre en apparence serein du chalet familial, par une chute : celle d’une balle dans un escalier, qui en préfigure d’autres. Une jeune universitaire vient interviewer Sandra sur son travail d’écrivaine. Autour d’un verre, une joute verbale s’installe, non dénuée de séduction. Cette dernière répond de manière évasive, et dans ses réponses et sa manière de répondre, déjà, s’instaure un certain malaise qui s’accroît lorsque Samuel, invisible, à l’étage, met une musique assourdissante (une version instrumentale du P.I.M.P de 50 Cent , P.I.M.P de Bacao Rhythm et Steel Band) qu’il écoute en bouche tout en rénovant les combles du chalet. Bien qu’absent du cadre, Samuel envahit l’espace. Sandra feint tout d’abord de faire abstraction de cet envahissement sonore qui entrave l’interview, qu’elle doit finalement interrompre. Pour s’échapper de cette cacophonie, le jeune Daniel part sortir son chien. C’est là qu’il découvrira le corps sans vie de son père.

    Le personnage de Sandra est absolument passionnant, celui d’une femme libre, à la personnalité retorse. C’est finalement cette personnalité qui semble être disséquée et désapprouvée lors du procès parce qu’elle n’entre pas dans les cases. Dans la vie d’une romancière, on préfère ainsi imaginer qu’elle « tue le héros de son roman » plutôt  « qu’un banal suicide» de son mari. Sa froideur et sa distance la rendent rapidement suspecte aux yeux du procureur qui n'aura de cesse de prouver sa culpabilité. Incarné par Antoine Reinartz, il s’acharne sur elle avec une rare violence. Son récit à lui est parfaitement manichéen. Sandra fait une « bonne coupable », une parfaite « méchante » pour que soit raconté « le bon récit », celui de l’écrivaine meurtrière.

    L’aveugle est finalement le seul à (sa)voir. Plus que de vérité, il est question de réécriture de la vérité, de choix de récit et c’est avant tout cela qui rend cette histoire passionnante. Elle questionne constamment cette notion de vérité et d’écriture. Le récit appartient alors à Daniel. C’est à lui que reviendra de choisir le récit officiel. Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger (film prenant avec James Stewart, que je vous recommande au passage) dont le titre a inspiré celui du film de Justine Triet, interrogeait lui aussi cette notion de vérité. Dans Sibyl, Virginie Efira incarne une romancière reconvertie en psychanalyste. Rattrapée par le désir d'écrire, elle décide de quitter la plupart de ses patients. Là aussi, elle va réécrire une réalité…

    La dissection du couple est également particulièrement passionnante, notamment une scène de dispute pendant laquelle vous retiendrez votre souffle (ce ne sera d’ailleurs pas la seule). Est ainsi disséquée la complexité des rapports qu’entretiennent Sandra et Samuel, constitués de rancœurs, de jalousie aussi, d’inégalité. L’un et l’autre puisent dans la vie, dans leur vie, pour écrire, l’une avec plus de succès que l’autre. Samuel veut faire de la vie de son couple la matière de son roman, il enregistre d’ailleurs leurs conversations. Le scénario, habile et ciselé, inverse les rôles stéréotypés qu’offre la plupart des récits. C’est elle qui réussit et vit de sa plume (lui n’est qu’un professeur qui tente d’écrire). C’est lui qui est en mal de reconnaissance. C’est en cela aussi que l’on fera son procès, on lui reproche de n’être finalement pas à sa place.

    Sandra Hüller, présente dans deux films en compétition cette année à Cannes (l’autre était The Zone of Interest de Jonathan Glazer), révélée à Cannes en 2016 dans Toni Erdmann, est impressionnante d’opacité, de froideur, de maitrise, d’ambiguïté. Justine Triet a écrit le rôle pour elle et elle l’incarne à la perfection.  « J’ai écrit pour elle, elle le savait, c’est une des choses qui m’ont stimulée dès le départ. Cette femme libre qui est finalement jugée aussi pour la façon qu’elle a de vivre sa sexualité, son travail, sa maternité : je pensais qu’elle apporterait une complexité, une impureté au personnage, qu’elle éloignerait totalement la notion de « message » a ainsi déclaré Justine Triet.

    Swann Arlaud (Petit paysan, Grâce à Dieu, Vous ne désirez que moi…), pour moi un des meilleurs acteurs de sa génération, est également  d’une rare justesse dans le rôle de l’avocat, sensible, très impliqué, qui fut sans doute plus qu’un ami, ce qui donne une fragilité intrigante à son personnage, instillant un trouble dans leurs relations.

    Justine Triet a fait le choix de ne pas mettre de musique additionnelle, néanmoins la musique du début nous hante, contrebalancé par le prélude de Chopin que Daniel joue au piano.

    Justine Triet et Arthur Harari (coscénariste) livrent un film palpitant sur le doute, le récit, la vérité, la complexité du couple, et plus largement des êtres. Un film qui fait une confiance absolue au spectateur. Un film dont le rythme ne faiblit jamais, que vous verrez au travers du regard de Daniel, l'enfant que ce drame va faire grandir violemment, comme lui perdu entre le mensonge et la vérité, juge et démiurge d’une histoire qui interroge, aussi, avec maestria, les pouvoirs et les dangers de la fiction.

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  • Prix de la Citoyenneté du Festival de Cannes 2023 - Critique - LES FILLES D'OLFA de Kaouther Ben Hania

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    Je vous parle chaque année du Prix de la Citoyenneté du Festival de Cannes, décerné à un des films de la compétition officielle. L’an passé, le jury du Prix de la Citoyenneté avait couronné un film iranien, le magistral, suffocant et bouleversant Leila et ses frères de Saeed Roustaee. Ce prix met en avant des valeurs humanistes, universalistes et laïques. Il célèbre l'engagement d'un film, d'un réalisateur et d'un scénariste en faveur de ces valeurs. Je vous recommande ainsi les pages passionnantes du site officiel du Prix de la Citoyenneté qui les définissent. Les films suivants ont reçu le Prix de la Citoyenneté les années passées : Capharnaüm de Nadine Labaki (2018), Les Misérables de Ladj Ly (2019), Un héros de Asghar Farhadi (2021), Leila et ses frères de Saeed Roustaee (2022). Pour en savoir plus sur le Prix de la Citoyenneté, rendez-vous sur le site officiel du prix.

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    Pour sa cinquième édition, le Prix de la Citoyenneté a donc été attribué au film tunisien de Kaouther Ben Hania, Les filles d’Olfa. Le jury du Prix de la Citoyenneté 2023, présidé par Maria de Medeiros, a également décidé de décerner une mention spéciale au film Jeunesse de Wang Bing, mettant ainsi doublement le documentaire à l’honneur, genre souvent délaissé par le Festival de Cannes. Si certains doutaient que le genre du documentaire puisse témoigner d’un univers et du regard d’un cinéaste, et qu’il puisse être véritablement une œuvre filmique, alors le film de Kaouther Ben Hania devrait définitivement les convaincre du contraire.

    Si le jury présidé par Ruben Östlund n’a attribué aucune récompense à ce cinquième long-métrage de la réalisatrice tunisienne, cette dernière reviendra néanmoins de Cannes avec 4 prix. En plus du Prix de la Citoyenneté, elle a ainsi reçu le Prix du Cinéma Positif, l’Œil d’or du meilleur documentaire et la mention du Prix François Chalais. La singularité, la force et l’audace de cette œuvre justifient amplement ces différentes récompenses. Bien que les sujets et les cadres de ces deux films soient bien différents, comme la palme d’or dévolue cette année à Justine Triet, le film de Kaouther Ben Hania explore les notions de mensonge et de vérité, et l’idée de réécriture de sa propre histoire, celle d’une écrivaine soupçonnée de meurtre dans le premier cas, celle d’une mère (Olfa) dont deux des quatre filles ont été, selon ses propres termes, « dévorées par le loup ».

    Le dispositif original et hybride de la réalisatrice consiste à ce que la mère (Olfa) et ses deux filles (Eya et Tayssir), les benjamines, nous racontent l’histoire de la disparition des deux aînées (Rhama et Ghofrane). Trois comédiennes se joignent également à elles : Hend Sabri dans le rôle d’Olfa et deux actrices dans les rôles des aînées disparues, Nour Karoui et Ichraq Matar. La réalisatrice a eu l’idée de ce dispositif pour faire surgir une vérité, et pour que la mère ne surjoue pas ou ne réécrive pas trop la réalité. Olfa, bien consciente de cette possibilité de romancer sa réalité, se compare d’ailleurs à Rose dans Titanic.  « Elle raconte son histoire et des acteurs vont jouer cette histoire. Donc je suis Rose. » résume-t-elle.

    Plusieurs modes de narration se superposent ainsi : les souvenirs d’Olfa et ceux de ses deux filles cadettes encore présentes, face caméra, une reconstitution de leurs souvenirs qu’elles rejouent, les scènes reconstituées jouées par les comédiennes qui incarnent les sœurs ainées disparues, les scènes rejouées par Olfa elle-même, les scènes reconstituées jouées par la doublure d’Olfa. Tout cela aurait pu devenir extrêmement complexe et confus. Au contraire, en ressort une extrême limpidité qui contribue au surgissement d’une vérité.

    L’histoire d’Olfa et de ses filles avait été fortement médiatisée en Tunisie, il y a quelques années. Cette mère célibataire de quatre filles, qui travaille comme femme de ménage, faisait alors le tour des émissions pour évoquer ses deux filles disparues qui ont fui en Libye rejoindre « le loup », en réalité radicalisées.  C’est à ses contradictions, entre obscurité et lumière, violence, amour et espoir que s’est intéressée la réalisatrice. Cette dichotomie entre ombre et lumière est astucieusement illustrée par la réalisation, et surtout par la photographie (de Farouk Laaridh). Chaque plan mériterait que l’on s’y attarde, et notamment le recours aux couleurs : blanc, noir avec des touches de rouge qui apparaissent comme des étincelles d’espoir ou de gaieté.

    L’utilisation du décor est aussi particulièrement judicieuse. La réalisatrice dit ainsi s’être inspirée du décor unique de Dogville de Lars von Trier et, comme dans Dogville, ce qui se dit et se « joue » devant nous est tellement captivant et brillamment mis en scène que l’environnement disparaît presque et importe finalement peu. C’est d’ailleurs cette confiance dans le spectateur et dans la force évocatrice et cathartique du cinéma qui constitue une des grandes richesses du film.

     Pour montrer l’absence des hommes dans la vie des cinq femmes mais aussi peut-être pour les rendre insignifiants, uniformes, unis dans la même violence ou impuissance, un seul acteur (Majd Mastoura) joue tous les hommes de l’histoire. Le dispositif est d’une telle puissance et fait surgir des moments d’une telle intensité qu’il ne parviendra pas à rejouer une scène particulièrement éprouvante.

    Le « personnage » d’Olfa est passionnant par son ambiguïté, sa complexité, ses zones d’ombre. Si le film interroge la notion de vérité, il nous interpelle aussi sur le cycle de la violence, celle-ci se reproduisant de générations en générations. La reconstitution de la nuit de noces d’Olfa est effroyable mais témoigne aussi de ce jeu troublant avec la vérité. Olfa met alors en scène les comédiens et la façon dont elle l’envisage témoigne autant de la violence qu’elle a subie que de celle qu’elle porte désormais en elle. De victime du patriarcat, elle est passée à celle qui le défend, dirigeant le corps et le destin de ses filles, considérant leurs corps comme « dangereux », devenant possessive et dirigiste, jusqu’à l’extrême, jusqu’à la violence.

    Les reconstitutions sont d’autant plus troublantes que les deux cadettes ont atteint l’âge qu’avaient les aînées lors de leur départ. En les confrontant à celles qui les incarnent, c’est comme si un lien plus fort encore, gémellaire, les unissaient, mais aussi comme si elles se voyaient dans un miroir.

    Les béances que le film explore ne sont pas seulement celles de la famille mais aussi celles de la Tunisie, qui apparaît comme une société encore très patriarcale. Sous Ben Ali, le voile étant interdit, les filles et notamment les deux ainées d’Olfa considèrent alors comme un acte de rébellion de l’arborer, et comme un signe paradoxal de leur liberté, de résistance à leur mère qui reproduit sur elles les violences qu’elle a elle-même subies (la reconstitution de la scène lors de laquelle elle frappe une de ses filles est effroyable).

    Cette mise en abyme, cette théâtralisation du réel est aussi intéressante pour les questions avec lesquelles elle nous laisse et que cela fait émerger, les doutes sur la réécriture de la réalité également. Finalement, c’est aussi à une « anatomie d’une chute » que procède Kaouther Ben Hania, presque une enquête pour comprendre comment deux jeunes filles gaies et lumineuses ont pu ainsi se radicaliser, se tourner vers la noirceur, l’obscurantisme et la violence aveugle et inouïe. La musique d’Amine Bouhafa amplifie encore l’émotion. Par ce dispositif, la réalisatrice exalte aussi le rôle de la parole, là où elle n’était plus possible avec celles qui ne voulaient plus entendre que leur vérité, dogmatique. Le dernier regard face caméra nous hantera longtemps et renforce nos interrogations. Ce documentaire qui ne cède jamais au manichéisme, et qui brouille intelligemment la frontière entre réalité et fiction, pour mieux enfanter la vérité, est aussi original que fascinant, citoyen, instructif et poignant.

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  • Critique de L’ÉTÉ DERNIER de Catherine Breillat (compétition officielle) et conférence de presse

    film l'été dernier de Breillat Samuel Kircher et Léa Drucker.jpg

    Anne (Léa Drucker), avocate renommée, vit en harmonie avec son mari Pierre (Olivier Rabourdin) et leurs filles de 6 et 7 ans. Un jour, Théo (Samuel Kircher), 17 ans, fils de Pierre d’un précédent mariage, emménage chez eux. Peu de temps après, il annonce à son père qu’il a une liaison avec Anne. Elle nie.

    Tout commence dans un bureau dans lequel, off, une femme pose des questions intimes à une adolescente, avec froideur. Elle n’apparaît pas tout de suite de sorte que l’on pense à une accusatrice avant de réaliser qu’il s’agit d’une avocate, Anne. Comme si là déjà résidait le double visage de ce personnage. A sa jeune cliente, elle dit ainsi :  « Aux assises les victimes font souvent figure d'accusés. Rassure-toi, les juges savent faire la part des choses. Tu restes calme et tu dis surtout toujours la vérité. » Est-ce ainsi qu’elle se considérera ensuite : « une victime qui fait figure d’accusée » ? Peut-être. Dans son tailleur rigide, elle ne laisse encore rien apparaître de la femme qui sera bientôt dominée par ses pulsions. Théo est torse nu la première fois qu’elle voit celui dont son père dit « il est méchant comme la galle. » Elle aussi peut se montrer d’une grande cruauté, notamment pendant un acte d’amour avec son mari lorsqu’elle lui raconte une anecdote peu valorisante pour lui se terminant ainsi : « Il avait 33 ans et je le voyais comme un pré-cadavre »

    « Des gosses perturbés, j'en vois tous les jours » dit-elle à Théo. « Je suis pas un gosse. » lui rétorque-t-il. Et puis commencent les premiers contacts, lorsqu’ils se mettent réciproquement la tête sous l’eau. Tu n’y vas pas de main morte, lui dit-il. Jamais, répond-elle, comme une adolescente bravache. Il dit qu’il n’a pas d’amis. Elle non plus. Il lui prend le bras pour lui faire un tatouage, ils semblent seuls au monde. Elle peine à réprimer sa jubilation… Elle délaisse un déjeuner barbant entre amis (ceux qu’elle appelle les « normauxpathes », magnifique trouvaille) pour l’accompagner en ville sur sa trottinette. Le glissement se fait progressif.

    Dans le rôle de Théo, Samuel Kircher est stupéfiant. Frère de Paul Kircher qui devait initialement incarner ce personnage, présent également à Cannes cette année pour Le Règne animal de Thomas Cailley (ouverture Un Certain Regard), et qui est tout aussi impressionnant.  Le personnage incarné par Samuel Kircher semble pouvoir passer de l’enfance à l’âge adulte en un quart de seconde, même parfois dans un même plan sur le même regard. Ce regard de loup traqueur et traqué, implacable. Fragile et redoutable.

    En conférence de presse, Catherine Breillat a évoqué l’inspiration de Caravage à propos d’Anne, « Marie-Madeleine en extase », et « son ambition passionnée, fiévreuse parfois féroce d'aller vers une image. » Mais aussi, à propos de Théo, ce « personnage qui n'a jamais eu d'attention de personne. Pour une fois considéré comme un adulte. Pour la première fois quelqu'un pour qui il a l'impression de compter. »

    L’été dernier est aussi un film passionnant sur la vérité (Tu jures de dire toute la vérité ? demande ainsi Théo à Anne. LES vérités, répond-elle), la manière dont on s’arrange avec, soi-même avec sa propre conscience et les autres. A cet égard, le dernier plan, les derniers mots sont d’une force incroyable sur cette vérité que l’on enterre. Anne sera allée au bout de sa plus grande peur : « Que tout disparaisse. Ou que je fasse moi-même tout pour que tout disparaisse. La tentation irrépressible de la chute. Il vaut mieux se jeter dans le vide pour que la peur cesse. » Lors de la conférence de presse, Léa Drucker a ainsi évoqué le « chaos à l'intérieur de cette femme. La tentation irrépressible de la chute. Le vertige qui se joue dans beaucoup de vies. » Catherine Breillat devance aussi certaines accusations lors de cet échange entre Théo et Anne : «  - C’est toi l’adulte. - Et toi, alors, un enfant ? J’ai eu tort de céder mais ce n’est pas constitutif d’un inceste ».

    Une actrice ne m’avait pas fascinée à ce point depuis longtemps. Léa Drucker est une fois de plus exceptionnelle, mais aussi filmée comme elle ne l’a jamais été. Elle peut passer de la femme meurtrie quand elle dit, en éludant de raconter son passé à Théo :   « Parfois, il y a des choses qui n'auraient jamais dû arriver », à la femme froide et diabolique pour sauver sa peau devant son mari quand Théo révèle leur histoire : « C’est ignoble. Insensé. Tu vas pas me dire que tu l’as cru une seconde ? Ce petit morveux minable. Avaler une ignominie pareille. Comment j’aurais pu avoir envie d’une liaison avec ton fils ? C’est un gamin ! » Elle arrive à nous faire prendre d’empathie pour ce personnage aride et complexe capable de nier farouchement la vérité et même de nous faire croire à son mensonge et juste après de sauver une jeune fille en détresse, la jeune Sarah qu’elle sauve et qui lui offre des fleurs pour la remercier de l’avoir aidée.

    Clotilde Courau est aussi parfaite dans le rôle coloré de la sœur coiffeuse, dont Anne dit que c’est sa « meilleure amie » mais aussi « elle a été toujours jalouse de moi ». Chacune de ses relations, même si avec sa sœur, semble ainsi, sous le signe de la/sa dualité. Lors de la conférence de presse, il a aussi été question du « salon de coiffure très Almodovar opposé à univers plus feutré de sa sœur ». Olivier Rabourdin dans le rôle du mari est d’une douce puissance et surtout d’une justesse remarquables.

    L’Été dernier est le remake du film danois Queen of hearts, envoyé par le producteur Saïd Ben Saïd à Catherine Breillat à un moment où elle ne voulait plus faire de cinéma. Et il a particulièrement bien fait de lui suggérer ce projet tant sa caméra regarde sans juger. L’amoralité du film instaure évidemment un malaise mais cette ambigüité contribue aussi à sa singularité et sa beauté.  La caméra de Breillat enferme les passions pour mieux les laisser transpirer l’écran, elle enferme les visages pour qu’ils nous happent dans leurs vertiges. Ils nous apparaissent dans toute leur clarté (magnifique photographie de Jeanne Lapoirie) qui dissimule tant d’obscurités.

     « Je suis féministe mais avant tout cinéaste et entomologiste, j'aime scruter les choses. » a ainsi déclaré Catherine Breillat en conférence de presse.

    Un film fort et captivant servi par des dialogues et des comédiens exceptionnels, qui interroge la vérité (que l’on enterre, comme cet « été dernier » qu’Anne et son mari vont sans doute feindre d’oublier), les hypocrisies sociales, nous bouscule, nous laissant ko après la dernière réplique.

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  • Critique de PERFECT DAYS de Wim Wenders - Compétition officielle 2023

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    Je dois vous le dire d’emblée car je sais l’attention volatile et il serait dommage que vous passiez à côté de ce film que j’ai follement aimé : ce nouveau long-métrage de Wim Wenders est une merveille qui met le cœur en joie.  Le bruissement des feuilles. Le reflet des ombres. L’architecture des bâtiments de Tokyo. Les rayons du soleil qui éclaboussent la ville de lumière. Dans ce film, tout est poésie, ode à l’instant et à sa fragilité, à la singularité de l’être, au pouvoir de l’art et plus spécifiquement de la musique pour le sublimer, comme la célèbre chanson de Lou Reed dont s’inspire le titre.

    Ces « perfect days » sont ceux d’Hirayama (Koji Yakusho) qui travaille à l’entretien des toilettes publiques de Tokyo. Une vie simple. Un quotidien très structuré que la caméra scrute avec minutie et douceur, le suivant dès l’aube dans ses rituels qu’il accomplit avec une régularité métronomique, et accompagnant son regard sur les livres, et les arbres qu’il aime photographier. Son passé va nous être conté par bribes au gré de rencontres inattendues qui apportent un éclat nouveau à sa personnalité : la riche famille qui méprise son quotidien et avec laquelle il a rompu, cette nièce qui lui ressemble tant, cette femme qui ne le laisse pas insensible, son bonheur contagieux à écouter ses cassettes, à s’occuper de ses plantes, à photographier le même arbre sur lequel rebondissent les rayons du soleil ou à lire (Faulkner ou Patricia Highsmith) avant de céder au sommeil.

    Le film a pour origine une lettre reçue par le cinéaste en 2022 qui lui disait ceci : « Seriez-vous intéressé par le tournage d'une série de courts métrages de fiction à Tokyo, peut- être 4 ou 5, d'une durée de 15 à 20 minutes chacun ? Ces films traiteraient tous d'un projet social public extraordinaire, impliqueraient le travail de grands architectes et nous nous assurerions que vous puissiez développer les scénarios vous-même et obtenir la meilleure distribution possible. Et nous vous garantissons une liberté artistique totale. » Si au mot architecture (a fortiori de toilettes publiques) vous associez la froideur, détrompez-vous, tout ici est à l’image d’Hirayama : inondé de chaleur. Le regard que ce dernier porte sur la vie et les autres est empreint de sérénité et d'empathie, et traverse l’écran pour nous envelopper de son aura lumineuse, poétique, délicate. Réconfortante. Le spectateur épouse alors son rythme, et trouve dans la répétition de ses journées, jamais ennuyeuse à vivre pour lui, une paix consolante.

    Le film entier est jalonné de tubes des années 60-70 qui exaltent la beauté de l’instant et font surgir la magie, et l’émotion. Le personnage principal incarné par Koji Yakusho ne parle pas une bonne partie du film mais la quiétude qui émane de son visage en dit tellement de son bonheur d’être là que toute parole serait redondante. Koji Yakusho mériterait d'être récompensé pour ce rôle si solaire de cet homme souvent méprisé, mais attentif à tout et tous, dont de petites touches (de rencontres, de rêves, de regards, de silences) nous révèlent le passé et l’émouvante personnalité. Wim Wenders est d’ailleurs un habitué de la Croisette qui l’a souvent récompensé :  Prix de la critique internationale pour Au fil du temps, Palme d'or, Prix de la critique internationale et le Prix du jury œcuménique pour Paris, Texas, Prix de la mise en scène pour Les Ailes du désir, Grand prix du jury pour Si loin, si proche !, et Prix spécial du jury Un certain regard, Mention spéciale du jury œcuménique et Mention spéciale du Prix François-Chalais pour Le Sel de la Terre.

    Le dernier plan, d’une grâce infinie, sur la musique de Nina Simone avec le visage d’Hirayama illuminé de lueurs, changeantes comme ses expressions, justifie son prix à lui seul et nous fait quitter la salle encore sous le charme de ce moment hors des trépidations de la vi(ll)e.

    Cette promenade poétique dans une époque agitée, qui pourrait sembler de prime abord d’une apparente banalité, s'apparente à un conte philosophique d’une grande profondeur, magistralement écrit par Wim Wenders et Takuma Takasaki (avec aussi un magnifique travail sur le son et la lumière) dont on ressort avec l’envie de contempler tout ce qui nous environne, de se laisser caresser par les rayons du soleil, de les admirer inlassablement lorsqu’ils percent à travers les feuilles des arbres, de rouler en écoutant à tue-tête la musique des années 80 (The Animals, Patti Smith,  The Rolling Stones, Lou Reed, The Velvet Underground, Otis Redding, The Kinks, Van Morrison :…rien que ça !), de se laisser transporter par cette bouffée jubilatoire et d’y puiser un invincible optimisme, une croyance en tous les possibles de l’existence que ce film esquisse avec une infinie délicatesse.

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  • Critique de CLUB ZERO de JESSICA HAUSNER - Compétition officielle

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    Miss Novak (Mia Wasikowska) rejoint un lycée privé où elle initie un cours de nutrition avec un concept innovant, bousculant les habitudes alimentaires. Sans qu’elle éveille les soupçons des professeurs et des parents, certains élèves tombent sous son emprise et intègrent le cercle très fermé du mystérieux Club Zéro.

    Après avoir présenté trois longs métrages, Lovely Rita (2001), Hotel (2004) et Amour Fou (2014) dans la section Un Certain Regard, Jessica Hausner fait son entrée en compétition officielle avec Little Joe, en 2019, pour lequel Emily Beecham reçoit le Prix d’interprétation féminine. Elle fut par ailleurs membre du jury de la Cinéfondation et des courts-métrages en 2011, du jury Un certain Regard en 2016, et du jury Longs-métrages en 2021.

    Cela commence dans une salle de classe dans laquelle les élèves réagencent l’espace en silence. Un étrange silence règne. Nous ne savons pas très bien dans quel pays nous sommes, ni en quelle année. Nous ne le saurons d’ailleurs jamais. Miss Novak demande à ses élèves les raisons pour lesquelles ils veulent suivre son cours de nutrition : la maîtrise de soi, le régime, l’écologie, l’alimentation saine, être en meilleure forme, sauver la planète. Telles sont leurs réponses. Elle veut leur apprendre à « manger en pleine conscience ». Pour elle « tout est question de foi », ceux qui s’y opposent font preuve « d’étroitesse d’esprit ». Elle n’est pas particulièrement sympathique mais son assurance et son discours bien rodé en imposent aux élèves.

    La froide Miss Novak la bien nommée, avec ses petits polos fermés jusqu’au cou, veut tout contrôler, surtout l’alimentation de ses élèves…ou plutôt la non alimentation.

    Cela pourrait être « réel », mais les personnages, avec leurs tenues colorées, parfois un détail qui dénote, et les décors cliniques, semblent plutôt relever du conte, et à la fois de l’absurde et de l’universel.

    Par une satire grinçante, glaciale et glaçante, la cinéaste autrichienne nous provoque, nous interpelle et nous questionne sur l’endoctrinement, la foi quand elle est aveuglement. Le casting international est parfait au premier rang duquel Elsa Zylberstein.

    Dommage que, malgré la réalisation parfaitement maitrisée de cette fable singulière, le malaise grandissant parfaitement distillé, le film nous laisse un peu sur notre faim (sans mauvais jeu de mots), n’en méritant pas moins sa place en compétition officielle au regard de sa rigueur, et de la parfaite coïncidence entre le fond et la forme qui pourraient lui valoir un prix de la mise en scène.

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  • Critique - THE ZONE OF INTEREST de Jonathan Glazer (compétition officielle)

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    Rarement un film m’aura autant bousculée, de la première à la dernière seconde, et hantée, des jours après. Cela commence par un écran noir, interminable, tandis que des notes lancinantes et douloureuses viennent déjà heurter notre tranquillité, nous avertir que la sérénité qui lui succèdera sera fallacieuse. La première scène nous donne à voir une image bucolique, celle d’une famille au bord d’une rivière par une journée éclatante. Celle de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz de 1940 à 1943, qui habite avec sa famille dans une villa avec jardin, juste derrière les murs du camp. À qui ignorerait l’histoire (et l’Histoire) et ne serait pas attentif, la vie de cette famille semblerait de prime abord presque « normale ». Un air de vacances et de gaieté flotte dans l’air. Les corps s’exhibent, en pleine santé. Pourtant c’est dans cette normalité, cette banalité que réside toute l’horreur, omniprésente, dans chaque son, chaque arrière-plan, chaque hors-champ. Cette zone d’intérêt, ce sont les 40 kilomètres autour du camp, ainsi qualifiés par les nazis. Une qualification qui englobe déjà le cynisme barbare de la situation. La biographie de Rudolf Höss avait inspiré La mort est mon métier de Robert Merle, puis le roman The Zone of Interest de Martin Amis (publié chez Calmann-Lévy en 2015) dont le film est adapté. Il décrit le quotidien de cet artisan de l’horreur avec Hedwig, son épouse et leurs cinq enfants.

    Avant même le premier plan, ce qui nous interpelle, c’est le son, incessant, négation permanente de la banalité des scènes de la maisonnée. C’est le bruit d’un wagon. Ce sont des cris étouffés. Ce sont des coups de feu. Ce sont des aboiements. Ce sont ces ronronnements terrifiants et obsédants des fours crématoires. Mais c’est l’arrière-plan aussi qui teinte d’horreur tout ce qui se déroule au premier, cette indifférence criante qui nous révulse. C’est la vue de cette cheminée, juste au-dessus du jardin, dont une fumée noire s’échappe, sans répit. Ce sont les barbelés. C’est ce prisonnier qui s’affaire dans le jardin du Commandant. C’est la vue de ces trains qui ne cessent d’arriver. Ce sont ces os que charrie la rivière. L’horreur est là, omniprésente, et pourtant insignifiante pour les occupants de la zone d’intérêt qui vivent là comme si de rien n’était, comme si la mort ne se manifestait pas à chaque seconde. La vie est là dans ce jardin, entre le père qui fume, les pépiements des oiseaux et les cris joyeux des enfants, éclaboussant de son indécente frivolité la mort qui sévit constamment juste à côté. La « banalité du mal » définie par Hannah Arendt représentée dans chaque plan.

    Hedwig Höss se glorifie même d’être gratifiée du titre de « reine d’Auschwitz » par son mari. Hedwig est en effet très fière : de son statut, de ce qu’elle fait de sa maison, surtout de son jardin, avec sa serre et sa piscine. Son havre de paix au cœur de l’horreur absolue. Son mari est muté. Pour elle, l’horreur absolue s’inscrit cependant là : dans la perspective de devoir déménager de son « paradis ». Cette « zone d’intérêt » qu’elle ne quitterait pour rien au monde. Ce cliché de propagande nazie.

     

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    Claude Lanzmann (dont le documentaire Shoah, reste l’incontournable témoignage sur le sujet, avec également le court-métrage d’Alain Resnais, Nuit et brouillard) écrivit ainsi : « L’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flammes, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu de l’horreur est intransmissible : prétendre pourtant le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. » Le film de Glazer a cette intelligence-là : ne jamais montrer l’intransmissible. L’imaginer est finalement plus parlant encore. Ainsi, nous ne voyons rien de ce qui se déroule dans le camp mais nous le devinons. Nous ne voyons que des objets appartenant aux déportés qui contiennent en eux des destins tragiques et racontent la folie des hommes : un manteau de fourrure, des vêtements d'enfants, des bijoux, ou ce rouge à lèvres appartenant à une déportée qu’Hedwig s’applique soigneusement, et dans cette application en apparence insignifiante s’insinue le souffle glaçant de la mort qui la sous-tend. Le film adopte la retenue qui sied au sujet, au respect des victimes dont l’absence à l’image ne contribue pas à les nier mais n’est que le reflet de ce qu’elles étaient pour leurs bourreaux : des chiffres, des êtres dont on occultait sans état d'âme l'humanité. Le dénouement leur rend la lumière et la dignité. La Zone d’intérêt a été tourné à Auschwitz même, encore une fois avec ce souci, de respect des victimes et de fictionnaliser le moins possible. Pas d’esthétisation. Pas de lumière artificielle. Le sentiment de contemporanéité n’en est que plus frappant.

    Sandra Hüller figure au générique de deux films en compétition  puisqu’elle incarne aussi la Sandra de Anatomie d’une chute de Justine Triet. Révélée à Cannes en 2016 dans Toni Erdmann, dans le film de Justine Triet, elle est impressionnante d’opacité, de froideur, de maitrise, d’ambiguïté. Ici, dans le rôle d'Hedwig, elle est carrément glaçante. Elle se délecte à essayer un manteau de fourrure trop grand pour elle dont il est aisé de deviner l’origine. Elle distribue des vêtements à ses amis dont la provenance ne fait aucun doute là non plus. Elle est si fière d’être cette femme à la vie si privilégiée, clamant qu’elle a une vie « paradisiaque » dans ce jardin qu’elle montre avec orgueil à sa mère, comme cette chambre d’enfant où elle l’héberge, avec fenêtre sur les miradors et cheminées. Elle est monstrueuse dans l’apparente normalité de ses gestes et paroles, et laissant même éclater toute sa violence lorsqu’une assiette n’est pas là où elle doit être. Ou quand elle demande à « Rudolf » de l'« emmener encore dans ce spa italien »  tandis que rugissent les fours crématoires, et la mort, alors qu’elle ne pense qu’à jouir de la vie, sans scrupules.

    Pour le Commandant (Christian Friedel), seule compte la fierté de servir le 3ème Reich. Obstinément. Des industriels viennent louer les qualités de leurs fours, comme s’il s’agissait d’un quelconque produit industriel. Comment ne pas avoir la nausée devant l’ignominieuse distance et l’abominable froideur avec lesquelles ils discutent des modalités de la solution finale et du principe d’un "four crématoire circulaire" ? Les réunions des directeurs de camps sont aussi nauséeuses dans leur apparence ordinaire. Il est question d’efficacité, de rendement, de logistique. Comme si rien de tout cela ne concernait des êtres humains, et leur mort atroce.

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     Une folie qui semble contaminer jusqu’aux enfants quand l’un enferme son frère dans la serre. On pense alors au chef-d’œuvre de Michael Haneke, Le ruban blanc. Ce ruban blanc, dans le film d’Haneke, c’est le symbole d’une innocence ostensible qui dissimule la violence la plus insidieuse et perverse. Ce ruban blanc, c’est le signe ostentatoire d’un passé et de racines peu glorieuses qui voulaient se donner le visage de l’innocence. Ce ruban blanc, c’est le voile symbolique de l’innocence qu’on veut imposer pour nier la barbarie, et ces racines du mal qu’Haneke nous fait appréhender avec effroi par l’élégance moribonde du noir et blanc. Ces châtiments que la société inflige à ses enfants en évoquent d’autres que la société infligera à plus grande échelle, qu’elle institutionnalisera même pour donner lieu à l’horreur suprême, la barbarie du XXème siècle. Cette éducation rigide va enfanter les bourreaux du XXème siècle dans le calme, la blancheur immaculée de la neige d’un petit village a priori comme les autres. La forme, comme dans le film de Glazer, démontre alors toute son intelligence, elle nous séduit d’abord pour nous montrer toute l’horreur qu’elle porte en elle et dissimule à l’image de ceux qui portent ce ruban blanc.

    Je ne saurais citer un autre film dans lequel le travail sur le son est aussi impressionnant que dans La Zone d’intérêt, la forme sonore tellement au service du fond (parmi les films récents, je songe au long-métrage de Vincent Maël Cardona,  Les Magnétiques mais le sujet est à des années-lumière de celui du film de Glazer) : cette dichotomie permanente entre ce vacarme et l’indifférence qu’il suscite. Ce grondement incessant qui nous accompagne des jours après. Les musiques composées par Mica Levi et les sons du concepteur sonore Johnnie Burn sont pour beaucoup dans la singularité de cette œuvre et dans sa résonance. Ces dissonances qui constamment nous rappellent que tout cela n'a rien de normal, qui nous oppressent. Et au cas où nous aurions souhaité occulter ce que ces sons représentent, ce qui se joue là, derrière les discussions sur la façon d’agencer le jardin ou les jeux des enfants, un écran brusquement rouge vient nous heurter, comme un écho à l’écran noir du début, nous signifiant bien que ce paradis bucolique masque un enfer, que le vert qui envahit l’écran n’est là que pour masquer le rouge qui déferle à quelques mètres. Seules des parenthèses en négatif laissent éclater un peu d’humanité (lueur d’espoir apparaissant alors comme irréalité au milieu de cette inconcevable réalité), et peut-être le départ anticipé de la mère d’Hedwig avec un mot dont nous ne connaîtrons pas la teneur et dont on a envie de croire qu'il dénonce l'horreur, et qui pourtant a elle aussi profité des déportés, en l’occurrence ses anciens patrons. C’est tout. Pas d'autre lueur d'espoir.

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    En 2015, avec Le Fils de Saul, László Nemes nous immergeait dans le quotidien d'un membre des Sonderkommandos, en octobre 1944, à Auschwitz-Birkenau. Saul Ausländer est alors membre de ce groupe de prisonniers juifs isolé du reste du camp et forcé d’assister les nazis dans leur plan d’extermination. Il travaille dans l’un des crématoriums où il est chargé de « rassurer » les Juifs qui seront exterminés et qui ignorent ce qui les attend, puis de nettoyer… quand il découvre le cadavre d’un garçon en lequel il croit ou veut croire reconnaître son fils. Tandis que le Sonderkommando prépare une révolte (la seule qu’ait connue Auschwitz), il décide de tenter l’impossible : offrir une véritable sépulture à l’enfant afin qu’on ne lui vole pas sa mort comme on lui a volé sa vie, dernier rempart contre la barbarie. La profondeur de champ, infime, renforce cette impression d’absence de lumière, d’espoir, d’horizon, nous enferme dans le cadre avec Saul, prisonnier de l’horreur absolue dont on a voulu annihiler l’humanité mais qui en retrouve la lueur par cet acte de bravoure à la fois vain et nécessaire, son seul moyen de résister. Que d’intelligence dans cette utilisation du son, de la mise en scène étouffante, du hors champ, du flou pour suggérer l’horreur ineffable, ce qui nous la fait d’ailleurs appréhender avec plus de force encore que si elle était montrée. László Nemes s’est beaucoup inspiré de Voix sous la cendre, un livre de témoignages écrit par les Sonderkommandos eux-mêmes.

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    Avec le plus controversé La vie est belle, Benigni a lui opté pour le conte philosophique, la fable pour démontrer toute la tragique et monstrueuse absurdité à travers les yeux de l’enfance, de l’innocence, ceux de Giosué. Benigni ne cède pour autant à aucune facilité, son scénario et ses dialogues sont ciselés pour que chaque scène « comique » soit le masque et le révélateur de la tragédie qui se « joue ». Bien entendu, Benigni ne rit pas, et à aucun moment, de la Shoah mais utilise le rire, la seule arme qui lui reste, pour relater l’incroyable et terrible réalité et rendre l’inacceptable acceptable aux yeux de son enfant. Benigni cite ainsi Primo Levi dans Si c’est un homme qui décrit l’appel du matin dans le camp. « Tous les détenus sont nus, immobiles, et Levi regarde autour de lui en se disant : “Et si ce n’était qu’une blague, tout ça ne peut pas être vrai…” C’est la question que se sont posés tous les survivants : comment cela a-t-il pu arriver ? ». Tout cela est tellement inconcevable, irréel, que la seule solution est de recourir à un rire libérateur qui en souligne le ridicule. Le seul moyen de rester fidèle à la réalité, de toute façon intraduisible dans toute son indicible horreur, était donc, pour Benigni, de la styliser et non de recourir au réalisme. Quand il rentre au baraquement, épuisé, après une journée de travail, il dit à Giosué que c’était « à mourir de rire ». Giosué répète les horreurs qu’il entend à son père comme « ils vont faire de nous des boutons et du savon », des horreurs que seul un enfant pourrait croire mais qui ne peuvent que rendre un adulte incrédule devant tant d’imagination dans la barbarie (« Boutons, savons : tu gobes n’importe quoi ») et n’y trouver pour seule explication que la folie (« Ils sont fous »). Benigni recourt à plusieurs reprises intelligemment à l’ellipse comme lors du dénouement avec ce tir de mitraillette hors champ, brusque, violent, où la mort terrible d’un homme se résume à une besogne effectuée à la va-vite. Les paroles suivantes le « C’était vrai alors » lorsque Giosué voit apparaître le char résonne alors comme une ironie tragique. Et saisissante.

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    Autre approche encore que celle de La Liste de Schindler de Spielberg dont le scénario sans concessions au pathos de Steven Zaillian, la photographie entre expressionnisme et néoréalisme de Janusz Kaminski (splendides plans de Schindler partiellement dans la pénombre qui reflètent les paradoxes du personnage), l’interprétation de Liam Neeson, passionnant personnage, paradoxal, ambigu et humain à souhait, et face à lui, la folie de celui de Ralph Fiennes, la virtuosité et la précision de la mise en scène (qui ne cherche néanmoins jamais à éblouir mais dont la sobriété et la simplicité suffisent à retranscrire l’horrible réalité), la musique poignante de John Williams par laquelle il est absolument impossible de ne pas être ravagé d'émotions à chaque écoute (musique solennelle et austère qui sied au sujet -les 18 premières minutes sont d’ailleurs dénuées de musique- avec ce violon qui larmoie, voix de ceux à qui on l’a ôtée, par le talent du violoniste israélien Itzhak Perlman, qui devient alors, aussi, le messager de l’espoir), et le message d’espérance malgré toute l’horreur en font un film bouleversant et magistral. Et cette petite fille en rouge que nous n'oublierons jamais, perdue, tentant d’échapper au massacre (vainement) et qui fait prendre conscience à Schindler de l’individualité de ces juifs qui n’étaient alors pour lui qu’une main d’œuvre bon marché. 

    Avec The Zone of Interest, Jonathan Glazer prouve d’une nouvelle manière, singulière, puissante, audacieuse et digne, qu’il est possible d’évoquer l’horreur sans la représenter frontalement, par des plans fixes, en nous en montrant le contrechamp, reflet terrifiant de la banalité du mal, non moins insoutenable, dont il signe une démonstration implacable. Cette image qui réunit dans chaque plan deux mondes qui coexistent et dont l’un est une insulte permanente à l’autre est absolument effroyable.  Si cette famille nous est montrée dans sa quotidienneté, c’est avant tout pour nous rappeler que la monstruosité peut porter le masque de la normalité. L’intelligence réside aussi dans la fin, qui avilit le monstre et le fait tomber dans un néant insondable tandis que nous restent les images de ce musée d’Auschwitz dans lequel s’affairent des femmes de ménage, au milieu des amas des valises, de chaussures et de vêtements, et des portraits des victimes. C’est d’eux dont il convient de se souvenir. De ces plus de cinq millions de morts tués, gazés, exterminés, parfois par des journées cyniquement ensoleillées. Un passé si récent comme nous le rappellent ces plans de la maison des Höss aujourd’hui transformée en mémorial. Une barbarie passée contre la résurgence de laquelle nous avons encore trop peu de remparts. Le film s’achève par un écran noir accompagné d’une musique lugubre, là pour nous laisser le temps d’y songer, de nous souvenir, de respirer après cette plongée suffocante, et de reprendre nos esprits et notre souffle face à l’émotion qui nous submerge. Un choc cinématographique. Un choc nécessaire. Pour rester en alerte. Pour ne pas oublier les victimes de l’horreur absolue mais aussi que le mal peut prendre le visage de la banalité. Un film brillant, glaçant, marquant, incontournable. Avec ce quatrième long-métrage (après Sexy Beast, Birth, Under the skin) Jonathan Glazer a apporté sa pierre à l'édifice mémoriel. De ce film, vous ne ressortirez pas indemnes. Vous ne pourrez pas (l') oublier. Voyez-le, impérativement.

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  • CRITIQUE – LE RETOUR de Catherine Corsini (compétition officielle)

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    En compétition officielle en 2021 avec La Fracture, Catherine Corsini nous laissait avec ce dernier plan, d’une tristesse implacable, témoignant d’un répit illusoire et nous laissant comme l’infirmière du film : abattus, impuissants, sidérés devant cette situation suffocante. La réalisatrice, une fois de plus, avec cette tragicomédie sociale, avait su brillamment marier les genres et faire se côtoyer les mondes pour nous emporter avec elle dans ce tourbillon à la fois drôle et désespéré sur la fracture et les maux d’une époque. Un cri d’alerte retentissant et surtout clairvoyant.

    Présidente de la Caméra d’or en 2016, souvent présente à Cannes par le passé, notamment en compétition avec La répétition en 2001, puis La Fracture en 2021, elle l’est de nouveau cette année avec ce film qui vaut beaucoup mieux que la polémique à laquelle il a été confronté et réduit.

    Khédidja (Aïssatou Diallo Sagna) travaille pour une famille parisienne aisée qui lui propose de s’occuper des enfants le temps d’un été en Corse. L’opportunité pour elle de retourner avec ses filles, Jessica (Suzy Bemba) et Farah (Esther Gohourou), sur cette île qu’elles ont quittée quinze ans plus tôt dans des circonstances tragiques. Alors que Khédidja se débat avec ses souvenirs, les deux adolescentes se laissent aller à toutes les tentations estivales : rencontres inattendues, 400 coups, premières expériences amoureuses. Ce voyage sera l’occasion pour elles de découvrir une partie cachée de leur histoire.

    Cela commence par une femme bouleversée dans un taxi, que l’on laisse dévastée avec ses deux petites filles avant de la retrouver 15 ans plus tard avec ses deux filles devenues adolescentes.

    Le premier grand atout de ce film est Aïssatou Diallo Sagna, l’aide-soignante qui faisait ses débuts d'actrice dans La Fracture, pour lequel elle avait remporté le César du meilleur second rôle féminin. Une fois de plus, elle est d’une justesse renversante et réussit magistralement le passage à ce « vrai » rôle fictionnel.

    Catherine Corsini a co-écrit Le Retour avec Naïla Guiguet, le film se nourrit et s’enrichit de cette collaboration à l’image de ce qui est le fil conducteur du cinéma de Catherine Corsini : la rencontre de mondes différents que ce film illustre de nouveau.

    Dans le rôle des parents de bourgeois de gauche sur lesquels Catherine Corsini porte un regard savoureusement critique, Denis Podalydès et Virginie Ledoyen sont absolument parfaits. Dommage que cette dernière, ces derniers temps, soient toujours cantonnés dans les seconds rôles comme elle l’est également dans L’amour et les forêts.

    Catherine Corsini signe un film solaire, plein de vitalité, généreux, tendre, émouvant. Un récit initiatique porté par deux jeunes comédiennes exceptionnelles qui incarnent ces deux adolescentes qui à la fois se trouvent confrontées à leur passé et connaissent leurs premiers émois sensuels et amoureux. Un magnifique trio de femmes que la réalisatrice filme amoureusement et qui a toute sa place dans la compétition. La confrontation de deux mondes, une "fracture" à nouveau. Un retour qui est un nouveau départ lumineux et poignant.

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  • Critique de MONSTER de Kore-Eda (Compétition officielle 2023)

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    Kore-eda, habitué de Cannes, avec ce 16ème long-métrage, figure cette année pour la 7ème fois en compétition officielle. Il a reçu également plusieurs fois les honneurs du palmarès avec : Nobody Knows, en 2004 (Prix d'interprétation masculine pour Yûya Yagira), Tel père, tel fils en 2013 (Prix du jury) et Une affaire de famille en 2018 (Palme d'or).

    Dans Une affaire de famille, Kore-eda nous dépeignait les membres d’une famille qui, en dépit de leur pauvreté, survivaient de petites rapines qui complétaient leurs maigres salaires, et semblaient vivre heureux, jusqu’à ce qu’un incident révèle brutalement leurs plus terribles secrets. Ce film représentait la quintessence de son cinéma, clamant dès son titre ce thème présent dans chacun de ses longs-métrages : la famille. Un film d’une sensibilité unique et des personnages bouleversants sur des blessés de la vie que la fatalité, la pauvreté et l’indifférence allaient conduire à la rue et réunir par des liens du cœur, plus forts que ceux du sang. Une peinture pleine d’humanité, de nuance, de poésie, de douceur qui n’édulcore pas pour autant la dureté et l’iniquité de l’existence. Comme un long travelling avant, la caméra de Kore-eda dévoilait progressivement le portrait de chacun des membres de cette famille singulière, bancale et attachante, pour peu à peu révéler en gros plan leurs âpres secrets et réalités. Kore-Eda, plus que le peintre de la société japonaise, est ainsi celui des âmes blessées et esseulées.

    Lors de la conférence de presse d’Une affaire de famille, le cinéaste avait déclaré : « À chaque fois, je reviens avec une nouvelle équipe, à chaque fois c'est une nouvelle expérience, il y a toujours ce plaisir renouvelé d'une expérience qui n'est jamais la même et se prolonge ».

    Après Les bonnes étoiles avec lequel Kore-Eda nous embarquait dans un road-movie entre Busan et Séoul, cadre sublimé par une magnifique lumière (scènes inondées de lumière du bord de mer, magnifiques !), une mise en scène, un souci du cadre toujours très inspirés, dans lequel le cinéaste regardait ses personnages avec une tendresse qui contrebalançait la violence sociale à laquelle ils étaient confrontés, le cinéaste japonais revient dans son pays d’origine et, comme il le disait lors de la conférence de presse d’ Une affaire de famille, chacun de ses films est une nouvelle expérience d’autant plus avec celui-ci pour lequel le producteur Genki Kawamura l’a contacté en 2019 pour un projet de long métrage écrit par Yuji Sakamoto qui souhaitait que le film soit réalisé par Kore-Eda qui, de son côté, a souhaité travailler avec le scénariste estimant ne pas savoir écrire un scénario comme lui.

    Tout cela commence par un incendie, une musique légèrement dissonante (sublime ultime bo de Ryuichi Sakamoto) puis une mère et son fils, Minato, depuis leur balcon, qui observent la scène, complices. Sa mère, qui l’élève seule depuis la mort de son époux, décide de confronter l’équipe éducative de l’école de son fils. Tout semble désigner le professeur de Minato comme responsable des problèmes rencontrés par le jeune garçon. Mais au fur et à mesure que l’histoire se déroule à travers les yeux de la mère, du professeur et de l’enfant, la vérité se révèle bien plus complexe et nuancée que ce que chacun avait anticipé au départ... Le comportement de Minato qui semble dévoré de l’intérieur par un étrange « monstre » semble de plus en plus étrange : il se coupe les cheveux en rentrant de l’école, se met en péril, disparaît…

    C’est la première fois, depuis son premier long métrage en 1995 que Kore-eda réalise un film dont il n’a pas écrit le scénario même s’il a contribué aux recherches sur place pour développer le script dont l’intrigue se déroule à Suwa, dans la préfecture de Nagano. Et quel scénario ! Au-delà de la réalisation, toujours très inspirée, signifiante et juste, c’est ici la grande force du film. D’apparence classique, il se révèle aussi limpide que labyrinthique pour nous ramener à la sortie du tunnel (au sens propre comme au sens figuré), et à la source du secret qu’il traque comme dans un polar, celui des mystères de l’adolescence mais aussi de la fausse innocence de certains adultes.

    Un film qui pose un regard sans concessions sur la société japonaise, sur ses arrangements avec la vérité, sur son hostilité à la différence, sur sa dureté. Mais aussi un portrait tout en nuances de l’enfance et de sa cruauté. Ce film est comme une vague aussi, qui vous emporte, ramène vers le rivage, puis emporte plus loin encore pour vous faire complètement chavirer, d’émotions, et d’admiration devant une telle virtuosité, une telle sensibilité pour aborder la confusion des sentiments, les premiers émois, la complexité de la vérité aussi, sa pluralité même.

    Un film doux sur la rugosité des êtres et de la société japonaise, poétique tout disséquant la réalité, et à nouveau un film sur des blessés de la vie. Un film qui irradie de beauté comme ce dernier plan dont la lueur répond aux flammes du premier. Une perfection d’écriture, d’interprétation, de sensibilité.

    Ce film m’a rappelé le film de Lukas Dhont, Close (également présenté en compétition à Cannes, en 2022) là aussi d’une maitrise (de jeu, d’écriture, de mise en scène) rare, empreint de poésie avec ce regard final qui ne nous lâchait pas comme l’émotion poignante, la douce fragilité et la tendresse qui parcourent et illuminent ce film, et qui résonnait comme un écho à un autre visage, disparu, dont le souvenir inondait tout le film de sa grâce innocente.

    C’est cela, la beauté du cinéma que magnifie ce nouveau film de Kore-eda : sonder la complexité des êtres, nous perdre pour mieux nous aider à trouver une vérité, nous trouver aussi parfois, nous éblouir pour nous éclairer. Et nous bouleverser. Du grand art. Un sérieux prétendant au palmarès, voire à la Palme d'or !

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  • CRITIQUE – LES BONNES ETOILES de Hirokazu Kore-eda - Compétition officielle

    cinéma, critique, film, Festival de Cannes

    Par une nuit pluvieuse, une jeune femme abandonne son bébé. Il est récupéré illégalement par deux hommes, bien décidés à lui trouver une nouvelle famille. Lors d’un périple insolite et inattendu à travers le pays, le destin de ceux qui rencontreront cet enfant sera profondément changé.

    Après son prix du jury en 2013 pour Tel père, tel fils et la palme d’or en 2018 pour Une affaire de famille, avec ce nouveau film particulièrement poignant, Kore-Eda est de nouveau un sérieux prétendant à la récompense cannoise suprême.

    Une affaire de famille oscillait déjà entre le documentaire et la fable. Chaque plan filmé comme un tableau, sans esbrouffe, avec humilité, s’intéressait à nouveau plus que jamais à la famille, et traitait de la société japonaise sous un angle inédit (car critique et s’intéressant aux laissés-pour-compte d’un Japon en crise économique). Ce film mettait en scène des blessés de la vie que la fatalité, la pauvreté et l’indifférence allaient conduire à la rue et réunir par des liens du cœur, plus forts que ceux du sang. Une peinture pleine d’humanité, de nuance, de poésie, de douceur qui n’édulcore pas pour autant la dureté et l’iniquité de l’existence. Comme un long travelling avant, la caméra de Kore-Eda dévoilait progressivement le portrait de chacun des membres de cette famille singulière, bancale et attachante pour peu à peu révéler en gros plan leurs âpres secrets et réalités.

    Kore-Eda, plus que le peintre de la société japonaise est celui des âmes blessées et esseulées, et plus que jamais il faisait vibrer nos cœurs par ce film d’une rare délicatesse et bienveillance, avec cette famille de cœur à l’histoire poignante jalonnée de scènes inoubliables et qui nous laissaient le cœur en vrac. Ainsi vous parlais-je de Une affaire de famille il y a 4 ans. Je pourrais en dire de même de ces bonnes étoiles, film dans lequel Kore-Eda part de la « tradition » coréenne des « baby box ».

     A nouveau Kore-Eda s’intéresse en effet à des blessés de la vie qui se (re)créent une famille, avec une infinie délicatesse, le tout teinté d’humour et de suspense. Cette fois, Kore-Eda nous embarque dans un road-movie entre Busan et Séoul, cadre sublimé par une magnifique lumière (scènes inondées de lumière du bord de mer, magnifiques !) et une mise en scène, un souci du cadre toujours très inspirés. La tendresse avec laquelle le cinéaste regarde ses personnages contrebalance la violence sociale à laquelle ils sont confrontés.

    Et puis des scènes nous accompagnent longtemps après la projection comme une déclaration en haut de la grande roue… Un film grave, tendre et mélancolique mais surtout profondément humaniste, empathique et émouvant qu’il ne serait pas étonnant de retrouver au palmarès, notamment pour son interprétation.

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  • Critique de CLOSE de Lukas Dhont - Compétition officielle

    cinéma, compétition officielle, Festival de Cannes, Festival de Cannes 2022,

    Close aura sans nul doute sa place au palmarès. Il s’agit là du second long-métrage de Lukas Dhont, après Girl qui fut couronné de nombreux prix dont la Caméra d’or du Festival de Cannes 2018 mais aussi le prix d'interprétation Un Certain Regard pour son jeune interprète, Victor Polster.

    Léo, le blond, (Eden Dambrine) et Rémi, le brun, (Gustav de Waele), 13 ans, sont amis depuis toujours. Jusqu'à ce qu'un événement impensable les sépare. 

    Cela commence par des jeux d’enfants, jouer à être des chevaliers, à être quelqu’un d’autre. De ce duo rempli de charme émane un mélange de fougue et de naïveté. Cette enfance dont ils ont encore les jeux, ils sont sur le point de la quitter. Ce quelqu’un d’autre qu’ils jouent à être, ils le sont un peu aussi, à cet âge où les repères se brouillent, où les sentiments deviennent confus, où la société, les autres, exigent de se/vous ranger dans des cases. Ce n’est pas encore la rentrée des classes. C’est la fin de l’été avec les derniers sursauts de ses couleurs éclatantes, les plus beaux, un peu nostalgiques déjà.

     L’insouciance et la joie de vivre règnent dans la vie des deux jeunes garçons. Une amitié forte, fraternelle, fusionnelle, tendre et apparemment indéfectible, les lie. Leur amitié a pour cadre la campagne belge, les champs de fleurs des parents de Léo, un décor joyeux et coloré à perte de vue dans lequel ils courent à perdre haleine, et deux familles aimantes qui les accueillent comme s’ils étaient frères. Ils dorment l’un chez l’autre, l’un avec l’autre. La nuit, Léo invente des histoires extraordinaires et les raconte à Rémi, blotti contre lui. Léo dessine Rémi aussi. La beauté innocente et flagrante de leur amitié ensoleille tout le début du film.

    Leurs parents s’occupent d’eux et les reçoivent comme s’ils étaient frères.  Et lorsque la maman de Rémi, Sophie, est, couchée dans l’herbe, posée sur le ventre de son fils, Léo contre eux, leur complicité est rayonnante et harmonieuse comme la campagne qui les environne. C’est le règne de la joie et de l’innocence.

    Et puis arrive la rentrée des classes. Avec le regard des autres, inquisiteur, malveillant, insistant, étouffant. Cette cruelle intransigeance adolescente qui ravage les âmes sensibles. Une question « Vous êtes ensemble ? ». Et c’est tout leur univers qui s’écroule. La note dissonante. La fin de l’harmonie. Les regards qui pèsent sur eux mettent Léo mal à l’aise, le poussent à se questionner sur ce qui était naturel auparavant, et à s’éloigner de Rémi. Il commence à se détacher de son ami, à jouer au football avec ses camarades de classe, à s’inscrire dans un club de hockey sur glace, à s’investir ainsi dans des activités qui sont des symboles supposés de virilité. Rémi souffre de cet éloignement. Le cœur est brisé, le sien et celui du spectateur d’assister, impuissant, à sa détresse insondable. Le dialogue a laissé place aux non-dits, à l’agressivité. Jusqu’au point de non-retour.

    Léo comprendra alors trop tard, sera envahi par la culpabilité, devra quitter les derniers habits de l’enfance, et plonger subitement dans l’âge adulte. Le père de Rémi s’effondre à table. Les mères se murent dans la dignité et dans le silence. Sublimes Léa Drucker et Émilie Dequenne, dont le talent éclate encore plus face à la candeur et la vérité du jeu des deux magnifiques acteurs en devenir que sont Eden Dambrine et Gustav de Waele. Deux révélations dont on entendra forcément parler à nouveau tant ils crèvent l’écran…et nos cœurs.

    Avec quelle délicatesse, Lukas Dhont filme (chorégraphie même) l’affection des deux garçons, leur proximité, leur joie, leurs jeux, leurs corps et leurs mouvements, comme une danse joyeuse et échevelée, avec une vitalité truffaldienne !

    Le travail sur la photographie et les couleurs est aussi remarquable, comme dans Girl qui était auréolé de cette douce et délicate lumière. L’équipe technique et artistique du film est ainsi la même que celle de Girl, notamment le directeur de la photographie Frank van den Eeden. Les couleurs changeantes au gré des saisons font écho aux émotions versatiles des deux garçons. Le changement de saison et les nuances de l’automne créent ainsi une rupture avec les teintes solaires de l’été. Une rupture aussi dans l’époque de la vie de Rémi et Léo. Puis, c’est l’hiver. Jusqu’à ce que les couleurs et les fleurs reviennent, et avec elles, un espoir et la vie…

    Le scénario coécrit par Lukas Dhont avec Angelo Tijssens est d’une justesse, d’une subtilité et d’une sensibilité rares, ne tombant jamais dans le pathos, jamais dans l’explication, jamais dans les clichés.  Mais nous serrant le cœur. Il dissèque la violence parfois tueuse du regard des autres, et la douleur ineffable de la perte (d’un être, de l’innocence), et ce poids constant que doit affronter Léo. Selon Sénèque, "Les peines légères s'expriment aisément; les grandes douleurs sont muettes." Celle de la mère de Rémi est tout en retenue. Sage-femme de métier. On imagine la force et la douleur de cette femme exacerbée par la confrontation permanente avec des nouveau-nés.

    Les violons de la BO de Valentin Hadjadj auraient pu être redondants. Il n’en est rien. Ils accompagnent et contrebalancent la retenue des personnages.

    Le titre est aussi parfaitement choisi. Il évoque la proximité amicale mais aussi corporelle des deux amis, mais aussi celle de la caméra qui semble les enlacer et embrasser leurs émotions. Et aussi ensuite les enfermer dans la douleur. Du rejet pour Rémi. Et de la culpabilité pour Léo. Comme cette grille du casque de hockey qui enferme son visage. Il porte un masque au sens propre comme au sens figuré. Comme encore dans cette scène, terrible, lors de laquelle la mère de Léo vient le chercher dans le bus, qui fait écho à cette autre scène tout en tension, de Léo avec la mère de Rémi. Dans les deux cas, les mots sont impossibles à trouver, et tout est dit dans le jeu des acteurs, dans les silences gênés, dans la maladresse des gestes.

    Malgré la tragédie évoquée, le film de Lukas Dhont, d’une maitrise (de jeu, d’écriture, de mise en scène) rare, est empreint de poésie qui ne nuit pas au sentiment de véracité et  de sincérité. Et puis il y a ce regard final qui ne nous lâche pas comme l’émotion poignante, la douce fragilité et la tendresse qui parcourent et illuminent ce film. Un regard final qui résonne comme un écho à un autre visage, disparu, dont le souvenir inonde tout le film de sa grâce innocente.

    Un des grands films de cette édition cannoise, étourdissant de sensibilité, bouleversant, à voir absolument !

    Catégories : COMPETITION OFFICIELLE Lien permanent 0 commentaire Pin it! Imprimer